L’inscription du personnage de l’artiste dans l’effet de vie : Une analyse de Mozart, Casanova et Piano chinois d’Étienne Barilier. PDF Imprimer
Écrit par Martin Soumbai   
Mardi, 12 Octobre 2021 20:08


 

Résumé

Le personnage de l’artiste crée l’ « effet de réel » par le truchement de l’ « effet de vie » dans la vie du récepteur. Cet article réfléchit sur les particularités esthétiques de l’œuvre. Conscient du mal de vivre qui éprouve l’existence, celui-ci nous donne l’espoir de re(vivre) le bonheur. Étant donné que la vie artificielle se superpose à la vie réelle, on se pose la question suivante : comment le personnage de l’artiste prend-il en charge l’effet de vie touchant les sensibilités du récepteur dans ces romans? Pour y répondre, nous emprunterons à la sémiologie de Hamon (1977) enrichie par la théorie de l’effet de vie de Münch (2004), sa technique d’analyse pour montrer qu’il s’inspire des croyances culturelles, historiques et sociales qui situent l’humanité à la quête d’un effet de vie et d’une esthétique singulière du monde.

Mots clés: Hamon, personnage, artiste, effet de vie, sémiologie.

 

Abstract

The artist’s character creates the « effect of reality » through the « effect of life » in the life of bearer of action. This article reflects on the aesthetic peculiarities of the work. Conscious of the pain of living which is based on existential experiences, it gives us hope of a happy living. Given that artificial life is superimposed on real life, we ask ourselves the following question : how does the character of the artist take care of impact of life affacting the feelings of the bearer of action in these novels ? To provide an answer to this question, we will borrow Hamon’s semiology (1977) which is enriched by the Münch theorie of life effect (2004) whose technical analysis demonstrates that it is inspired by cultural, historical and social beliefs which situates humanity in its quest of an effect of life and a single aesthetic world.

Keywords: Hamon, character, artist, effect of life, semiology.

 

 

Introduction 

  La création artistique s’inscrit dans le cadre de la théorie esthétique de l’ « effet de vie » en ce sens qu’elle permet au récepteur d’entrer dans la vie du personnage de l’artiste. Notre réflexion s’appuie sur Mozart, Casanova et Piano chinois d’Étienne Barilier. Ces deux romans nous offrent des perspectives aussi utiles qu’agréables dans la mesure où, en tant que créations littéraires, ils se conçoivent comme les porteurs d’autres arts comme la musique, la chorégraphie et l’opéra par le biais de l’artiste et des effets de vie. Comme l’observe Bigaudi Bilong, « la présence d’autres arts s’est révélée immanente au roman, en sorte qu’elle a renouvelé et intensifié ma jouissance esthétique de celui-ci. De simple roman, Une saison blanche et sèche s’est mué, au fil du temps et dans une jouissance indicible, en une véritable ekphrasis, où l’on baigne dans la peinture, la poésie, la musique et la photographie, à la fois » (2012:141). Nous nous interrogeons ainsi sur l’effet de vie que porte le personnage référentiel sur son récepteur : comment la création artistique, en tant que stratégie d’écriture de Barilier, peut se considérer comme motif de production de l’effet de vie sur la réception ? Autrement dit, quelle est l’influence du personnage de l’artiste dans la vie du récepteur dans nos deux textes ? Nous partirons donc de l’hypothèse selon laquelle la création esthétique de l’artiste dans les deux romans de l’écrivain suisse romand participe à la création de l’effet de vie que charrient ces œuvres littéraires.

Dans l’optique d’étayer cette hypothèse fondamentale, nous recourrons d’abord à la méthode sémiologique hamonienne et ensuite à la théorie de l’effet de vie münchéenne. Le premier outil mettra en évidence le personnage de l’artiste, tandis que le second servira à montrer les manifestations et le vécu de l’effet de vie dans ces romans d’où l’apparition du personnage de l’artiste non seulement comme un levier, mais aussi comme un créateur de de cet effet de vie. Pour analyser ces romans, on s’attardera sur  trois points successifs : il s’agit d’abord de montrer la création artistique ayant pour fondement l’effet de vie ; ensuite, d’expliquer comment l’artiste fusionne les arts et cultures dans ces deux romans et enfin déduire la relation entre le personnage de l’artiste et le récepteur sous le prisme de l’effet de vie.

  

 

     I. À la quête d’une création artistique totale

La complétude et la perfectibilité d’une œuvre d’art, en tant que projet important du personnage référentiel, relève du degré de l’émotion esthétique que ressent celui-ci. Ainsi, l’œuvre artistique doit être créée à partir d’une certaine singularité esthétique. Si la réussite d’une création artistique dépend de la qualité des matériaux que Münch appelle « des matériaux aimables » (2012:42), le personnage de l’artiste, qu’il soit musicien, peintre, acteur du cinéma, etc., crée un effet de vie sur le récepteur par le jeu cohérent des formes d’un art. Nous constatons, après la lecture du corpus que l’effet de vie soit un fondement d’une œuvre d’art réussie chez le récepteur parce qu’il touche ses sens les plus concernés et les plus expressifs. Pour s’adresser directement au lectorat, le narrateur met en avant l’effet de l’œuvre sur le récepteur : « Détrompez-vous, lecteur de bonne foi. Je ne sais si je parviendrai jamais à vous convaincre, mais personnellement rien ne m’en fera démordre » (Barilier, 2006:52). Lorsque le créateur met en effervescence à travers son art, toutes les facultés de l’homme, alors il a une œuvre d’art complète. Le théoricien Marc-Mathieu Münch souligne à propos : « La théorie de l’effet de vie montre, comme on sait, qu’une œuvre est réussie lorsqu’elle crée dans la psyché du récepteur un véritable « effet de vie » » (2012:42). Ayant des techniques efficaces de création des émotions, l’artiste produit le beau qui constitue l’effet de vie.  

I-1- L’artiste : un producteur de l’esthétique

Si on sait que « l’importance du personnage » peut se percevoir à partir des effets de son absence comme l’affirme Reuter (1988), alors le personnage-référentiel, en tant que catégorie participant de la signification textuelle, est considéré comme une composante de lisibilité sémiologique. Le personnage de l’artiste quant à lui, et en tant que producteur de l’effet de vie, permet au récepteur de le lire efficacement. Ainsi, son fonctionnement artistique est prioritairement expressif : il produit un effet important sur la réception. Puisque cet être historique et social est lié directement à sa communauté, il exprime l’effet de vie qui fonde l’esthétique: « Le personnage-référentiel a donc une fonction d’ancrage réaliste aidant à la construction de l’illusion réaliste » (Sorin, 2021:5). Cette figure exprime cet effet de vie mieux encore cet état de vie, non seulement dans son être et son paraitre, mais aussi dans son dire et son faire. En regardant le talent musical de Mozart dans Mozart, Casanova d’Étienne Barilier, nous sommes  saisis d’une émotion esthétique qui vient de la beauté du paraitre de cet artiste : « Imaginez, Monsieur, un enfant de dix ans, toujours grave et toujours rieur, timide mais impérieux, un enfant qui ne se préoccupe de rien et porte avec lui son génie comme d’autres font leurs boucles blondes » (Barilier, 2006:4). Comme nous le constatons au regard de sa référentialité et de son apparence sociale, nous pouvons avouer qu’il est l’image de la société extérieure. À ce sujet, le personnage de Mei Jin, pianiste qui exprime l’effet de vie, à partir même de son paraitre artistique, mérite d’être compris par son portrait : « Voyons-la surgir, la jeune Mei Jin, dans sa longue robe coquelicot, ou peut-être cinabre. Son pas est rapide ; sa révérence, quoique profonde, est plus rapide encore : palme, chantait Valéry ! » (Barilier, 2011:7).  

Si l’esthétique est une branche de la philosophie ayant pour objets les perceptions sensorielles, les sens humains, le beau, le goût, etc., elle se rapporte certainement aux émotions et sensibilités humaines suscitées par la création artistique sous toutes ses formes à savoir la littérature, la musique, la peinture, la danse, etc. La création de l’esthétique n’est pas absente dans les deux textes littéraires francophones. Déjà dans son article, Jeanneret jette un regard critique sur le geste créateur de l’artiste : « Suivre le parcours d’un artiste, scruter ses gestes, apprendre à voir et à écouter à travers sa création, autant d’enjeux pour l’écrivain qui transpose, à travers ses mots, la réalité : c’est un savoir-faire qu’on cherche à décrire » (2015:1421). C’est dire que la création esthétique est du domaine de l’artiste. Elle est même devenue une figure importante et permanente de la question artistique dans notre étude. Dans son essai, Barilier explique : « Cet homme s’appelait Léopold Godowsky. Pianiste et compositeur, il « fit de son mieux pour s’exprimer », et voua l’essentiel de ses forces à transcrire, à varier, à ornementer magnifiquement et désespérément les chefs-d’œuvre d’autrui, comme s’il voulait, à force de les enguirlander de notes, retrouver le secret de leur originalité » (1997:161). Puisque l’art relève du domaine du beau, son créateur trouve qu’il peut amener l’homme vers la modernité psychique et ses sensibilités. La lecture de ces deux textes suscite chez le récepteur un sentiment de plaisir et du beau. L’artiste est un être qui est toujours à la recherche de l’esthétique pour résoudre les problèmes psychiques et sensoriels de l’homme. Dans les récits de Barilier, le pouvoir qui prend en compte trois valeurs importantes, est attribué aux arts poétiques: il s’agit d’une valeur esthétique qui considère l’artiste comme créateur de la beauté sensible, d’une valeur psychique combinant l’art et l’imaginaire, c’est à dire la vie et l’effet de vie et enfin d’une valeur existentielle qui allie l’art et la réalité. Dans cette optique, le personnage de Pagnard qui est tailleur, fait appel  à l’art de la musique et à son pouvoir enchanteur pour guérir sa jeune amie malade : « […] la musique et son intarissable beauté ne pourrait-elle pas s’introduire ici, dans toutes les chambres de la clinique, de la même façon qu’elle s’est introduite un jour dans mon atelier de débutant, et produire ne serait-ce que un léger mieux ? » (Jeanneret, 2015:1426). Pour être plus explicite, il faut dire que l’art, en tant qu’émotions humaines, est une puissance esthétique produite. Si les arts ont des créateurs et le pouvoir d’exprimer le beau pour les personnages, ils ont aussi le pouvoir de poétiser le monde idéologique, culturel et humain.

I-2- L’expérience esthétique des œuvres d’art

  La notion de l’expérience esthétique à laquelle on s’attache, est dépendante des arts poétiques, mieux encore des œuvres d’art. Il faut souligner que celui que le créateur amène à faire l’expérience esthétique en présence d’une œuvre d’art est le récepteur de l’effet de vie après son expérience de lecture. La création artistique renvoie au centre de l’esthétique kantienne qu’expérimente son destinataire. Puisque l’esthétique des œuvres d’art n’est ni le discours porté sur le beau, ni sur l’art, encore moins sur lui-même, mais le discours sur ce que peut ressentir le récepteur sur l’œuvre d’art réussie. De ce fait, cette esthétique sensorielle à laquelle nous faisons allusions dans cette étude, relève de la création historique, culturelle et sociale que l’auditeur-lecteur-spectateur reçoit, et pour laquelle l’art est ce qui est plaisant à l’œil, à la vue, bref à tout ce qui flatte les sens de l’homme. Après des recherches minutieuses sur les désirs humains, Marie-Antoinette Laffont-Bissay montre que la pluralité de l’homme lui permet de chercher le bonheur : « Ce que Lorand Gaspar nommerait lui « vie », vie qu’il cherche à comprendre dans son fonctionnement et dans les répercussions sur sa parole et son être propre » (2012:185). Pour cette théoricienne, la vie qu’on cherche à comprendre est celle qui influence notre psyché par le biais d’une œuvre d’art réussie qui s’inscrit dans une vie communautaire. C’est pourquoi Mozart rattache la musique à sa société puisqu’il est en même temps interprète et compositeur musical pour présenter une vie totale sous forme de l’effet de vie à son récepteur.  

 

      II. L’artiste à la croisée des arts et des cultures

Si le propre de l’artiste est d’associer plusieurs cultures dans sa création poétique pour produire un effet efficace et efficient dans une catégorie artistique comme la musique, la littérature et la cinématographie, nous découvrons que celui-ci est un être multi-artistique et multiculturel qui collabore avec l’altérité du public. Mozart dans son œuvre musicale combine plusieurs arts, plusieurs cultures et plusieurs savoirs pour donner une singularité à sa performance. Dans le champ>Mozart, Casanova où il croise la musique, l’opéra et même la danse, et à travers lesquels il produit un effet de vie puissant sur son destinataire. L’interaction de tous les éléments culturels et sociaux, la présence du créateur et du récepteur nous invitent à voir comment les arts prennent en charge la vie culturelle qui se lit selon l’effet de vie.

II-1- Entre la vie socio-culturelle et l’effet de vie

  Nous montrons que les arts qui produisent l’effet de vie dans la société sont le produit d’un génie ou d’un travail du personnage référentiel. Cette conception met en valeur et surtout en vie, et au-delà, en survie, tout bouquet de notre être. Comme la vie est comme une fleur qui est susceptible de se faner, alors il faut la restaurer par l’effet de vie qu’incorpore l’art : « Claire y a planté de modestes fleurs des champs. C’est là que ce mal voyant voit et comprend qu’il faut louer tout ce qu’il voit et qui est la véritable beauté (P.34) » (Brunel, 2018:22).  Devenu à la fois créateur et récepteur de l’effet de vie, l’artiste a envie de s’investir dans sa rencontre avec la vie et avec lui-même dont il se veut le créateur en faisant appel aux caractères pluriel et singulier du phénomène art au point où il est expliqué par cet invariant singulier qui résulte du croisement interartistique. En tant que vie artificielle, l’art apparaît comme une manifestation de la vie du public-récepteur à travers ses identités culturelles, son histoire et ses expériences. Puisque la vie de l’art se substitue à la vie réelle, Froidevaux parait aboutir à ce que l’artiste entreprend : « Expérience qui n’est autre qu’un apprentissage de la beauté artistique : elle conduit de la vie brute à l’art, et de Lausanne à Paris » (1982:126). Il est donc clair que l’artiste joue le rôle régulateur entre la vie et son effet qui se superposent à l’aide des cultures déterritorialisées : ces derniers se complètent pour combler les besoins réels de l’homme social que l’artiste référentiel suggère. Hamon théorise cette conception lorsqu’il parle de la catégorie de personnages-référentiels en ses termes : « Tous renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus) » (1977:122). Si l’artiste expose le vécu et non le connu lié aux sens, l’effet de vie s’ouvre sur l’ « effet de réel » que propose Hamon. Le personnage de l’artiste relève, en réalité, du monde de référence du récepteur le temps de la réception  comme le confirme si bien Jouve : « Le lisant comme une personne évoluant dans un monde où lui-même participe le temps de la lecture » (1992:110). Ainsi, la vie incorporée dans la création artistique par le créateur se consomme sous l’effet de vie et selon un certain plaisir esthétique : « Comme on peut le lire déjà dans les écrits de l’Ecole de Constance, la place dans la vie, l’effet de réel et le plaisir esthétique ne sont pas seulement le résultat des rencontre avec les textes littéraires, mais aussi avec tout le spectre des œuvres interartistiques et intermédiatiques » (Rieusset-Lemarié, 2012:88). C’est comme pour dire que toutes les œuvres d’art interartistiques sont caractérisées par la vie et son effet produit par le personnage-référentiel. Dès lors qu’on sait qu’il appartient à une communauté déterritorialisée, il est multi-identitaire.

II-2- Un acteur d’identités

  Les notions de l’artiste et d’identités ont occupé une place centrale dans les deux romans de Barilier dans un processus vital. Il s’agit de l’artiste interculturel qui se situe entre l’individuel et le collectif, l’Occident et l’Orient, le moi et l’altérité. La valeur universelle d’un artiste est fonction de sa capacité à inscrire sa propre identité dans une identité collective qui ne saurait écarter l’expression esthétique des émotions. Étant donné que l’artiste est au milieu des identités et appartient à une communauté sans territoires, l’artiste se veut un acteur des discours identitaires qui donnent lieu à une vie esthétiquement construite. À ce titre, Rieusset-Lemarié présente Münch comme celui-là qui oriente l’effet de vie vers une vie d’une certaine esthétique : « C’est cet autre monde permettant une vie, une vie artificielle qui est en jeu » (2012:68). Par la présence artistique dans le corpus, les deux romans de Barilier peuvent être nommés comme étant un réservoir des identités interculturelles, gustatives, personnelles, etc. À propos de l’art qui porte des identités personnelles ou collectives et puisque l’artiste est ouvert à plusieurs sociétés et temps, il se montre comme créateur ancré profondément dans des époques culturelles, sa société et même dans l’altérité du récepteur. On assiste ainsi à la création d’un monde vivant qui épouse les identités culturelles et artistiques puisqu’il est inadmissible que l’homme vive sans les arts culturels et esthétiques. C’est ce que Münch appelle techniquement « effet de vie » : « C’est pourquoi Münch ne cesse de rappeler que cet effet de vie, s’il inclut la mimesis, l’excède dans sa capacité à créer, chez le destinataire de l’œuvre, une expérience qui ne se limite pas à celle de contempler une copie fidèle de la vie mais lui permet de participer à un monde effectivement vivant » (Rieusset-Lemarié, 2012:67).  Ceci dit, un public-récepteur sans identités culturelles est un peuple qui ne peut ressentir de façon réussie l’effet de vie émis par l’artiste dans une création poétique où il construit une société vivement multiple. Étant cosmopolite, multiculturel et multidisciplinaire, il s’intéresse aux métissages et brassages culturels. Il faut souligner que l’axe de la pertinence poétique et interartiale participe à l’analyse des cultures portant sur les identités. Ce qu’on définit comme identités renvoie à des éléments liés aux repères culturels et discursifs qui relient les personnages de l’art. Ce discours identitaire implique les matériaux comme le corps, les espaces scéniques, la langue, les cultures, les goûts, les vêtements, etc. Dans un mouvement dynamique, l’artiste relie deux ou plusieurs réalités culturelles qui lui donnent la performance de captiver l’attention du récepteur de l’effet de l’art.  

 

       III. L’effet de vie et la réception esthétique

La création artistique dans les deux romans relève du domaine référentiel. La problématique sémiologique met en avant l’ « effet de réel » du personnage qui s’assimile à une personne, c’est-à-dire au récepteur extérieur. Pour Hamon, le personnage historique ou social est doté d’une fonction de création esthétique et de l’effet de vie.  Si une œuvre, à travers son état opaque, ne peut réussir sans son ouverture à l’altérité du destinataire, alors l’artiste doit la soumettre à la collaboration du décodeur pour qu’elle trouve du sens comme le note Münch: « Une œuvre ne peut réussir un effet de vie que si elle a le pouvoir d’entrainer la collaboration particulière d’un esprit individuel » (2004:36).

III-1 - De l’opacité à la transparence : l’artiste et son récepteur 

  L’esthétique de la réception porte sur l’approche de la lecture d’une œuvre d’art et propose fondamentalement de nouvelles pistes d’analyse de tous les artefacts culturels du récepteur. De ce fait, la création esthétique de l’artiste sans l’évaluation du récepteur qui la porte vers la transparence, reste opaque. De ce fait, nous consommons les vertus de l’art et du jeu lorsque le créateur s’insère dans les structures culturelles, identitaires, sociales et distractives de l’homme. Noëlle Sorin souligne : « (Ils [personnages] font alors appel à la compétence socio-culturelle du lecteur)» (2021:5). Pour que la vie de l’œuvre d’art soit extérieure, il faut donc avoir recours à l’ouverture münchéenne. Isabelle Rieusset-Lemarié considère l’ouverture comme le point déterminant qui participe du parachèvement d’une œuvre d’art : « Seule une œuvre ouverte pourrait pousser sa dynamique d’ouverture jusqu’à son terme : son destinataire. La capacité d’une œuvre à s’ouvrir à l’altérité, par sa capacité à « tendre la main » aux autres arts, serrait le gage de sa capacité à « tendre la main » à son destinataire et à s’ouvrir à lui comme un don » (2012:77). Cela dit, l’artiste n’a de sens que lorsqu’il soumet sa création dite ouverte à l’altérité du destinataire. Comme le souligne Eco (1965), toute œuvre d’art offre un rôle interprétatif et actif au récepteur. C’est avec ce type d’ouverture appelée « ouverture au public » par Rieusset-Lemarié que l’effet de vie se réalise (2012:60). Nous avouons que le sens des arts n’est plus à expliquer et à vivre, mais à construire par le récepteur participant à qui, le personnage de l’artiste s’adresse puisque cette théorie esthétique prend ses distances avec la sémiotique immanentiste qui est focalisée sur l’analyse des structures internes du texte. C’est pourquoi Münch cite Yvon Quiniou dans ses travaux de thèse qui porte sur l’art et la vie lorsqu’il dit : « Il affirme que l’effet de vie a lieu lorsque toutes les aptitudes du corps-esprit-cerveau sont sollicitées » (2019:99). À cet effet, le récepteur se trouve satisfait de l’effet de l’artiste sur lui. De son côté, le théoricien Barthes souligne, par exemple, que le texte que nous considérons comme l’art littéraire, désire le récepteur : « Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d’écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc.; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d’un dieu de machinerie), il y a toujours l’autre, l’auteur » (1972:45). Focaliser son attention sur la collaboration entre le récepteur et ce qu’Eco appelle « machines esthétiques », c’est-à-dire le texte littéraire, nécessite la concentration et l’interprétation sérieuses des arts de la part du récepteur. Mozart, créateur prolifique destiné à la création d’une œuvre réussie, est ouvert au public qui le reçoit, l’entend et le regarde esthétiquement : « Lorsque les adultes se récrient d’admiration, il se tourne aussitôt vers son père et vers Dieu, pour leur remettre tout hommage » (2006:4). À cet effet, l’ouverture correspond à ce que Jouve analyse à partir d’Eco. Il s’agit de ce que le théoricien Guiyoba appelle l’ « incomplétude » de l’œuvre d’art : « L’on comprend alors que les procédés d’ouverture regroupent des figures d’incomplétude telles que « la suggestion », « l’ambiguïté », « la distance », « le jugement de valeur », etc.48 » (2012:34). C’est pourquoi cette tâche d’achèvement et de complétude incombe donc au récepteur de la société référentielle.

En outre, le récepteur du génie est alors celui qui joue le rôle de coopérateur et à qui, il est adressé le message dans cette action discursive: « Pour le moment, disons ceci : un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice » (Eco, 1985:53). Ainsi, il s’adresse non seulement aux personnages du texte, mais aussi aux personnes réelles qui participent à l’achèvement de l’œuvre littéraire : « Car vous l’entendriez comme moi dans le morceau de ses sept ans : l’inquiétude et la douleur y abondent, mais la grâce y surabonde » (Barilier, 2006a:10). Pour qu’ils soient actifs et reçus par la critique, l’artiste et son œuvre poétique entrent en interaction avec le récepteur grâce à l’ouverture münchéenne relayée par l’invariant de la plurivalence: « L’ouverture se définit comme : « l’art avec lequel un texte attend et favorise la collaboration du moi du lecteur en vue de l’effet de vie » (Münch 2004 : 224) » (Bonono, 2021:13). La sémiologie de l’interprétation d’Eco conduit donc le public qui est participant du texte passif à déchiffrer et à décoder les signes du personnage puisque : « Le texte est une « machine paresseuse » qui exige du lecteur un travail coopératif pour remplir les espaces de non-dit ou du déjà dit restés en blanc. Pour signifier, tout texte nécessite donc l’existence d’un lecteur « empirique » qui actualise ses artifices expressifs à travers la lecture » (De Julio, 2018:4). Pour une bonne interprétation des signes artistiques, l’artiste doit inscrire dans son art, un récepteur modèle et actif dont il institue les compétences socioculturelles et interprétatives. Destiné à être actualisé, le sens des arts littéraire, musical, sculptural, cinématographique, etc., doit être décelé et construit selon les attentes du récepteur comme le souligne le théoricien de la sémiotique de l’interprétation: « Ainsi un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscient de la part du lecteur. Étant donné la portion textuelle : il est évident que le lecteur doit en actualiser le contenu à travers une série complexe de mouvements coopératifs » (Eco, 1985:52).  L’artiste s’investit dans le dialogue artistique, et grâce à l’ouverture münchéenne, s’ouvre à l’altérité du monde extérieur. 

       III-2- L’artiste et le récepteur de l’effet de vie

Basé sur l’effet de vie, l’art est un phénomène mondial interactif entre son créateur et son récepteur par l’intermédiaire d’œuvres d’art concrètes. Sachant que le créateur ne fait pas seulement le discours pour/sur soi, alors il s’intéresse également au discours sur le récepteur comme le pense Maingueneau : « Le pathos, contenu dans les mots du discours et dans les images, joue sur l’émotivité du récepteur et sur sa sensibilité sentimentale ; l’ethos repose, lui, sur les différents éléments qui permettent à l’émetteur du message de capter l’attention, de se rendre crédible et de le rester » (2009:259). Puisque l’artiste n’a d’existence et de sens que par son récepteur, alors la beauté de l’effet de vie dans les arts amène le récepteur à découvrir les artistes en question. En refusant la conception génétienne selon laquelle l’art littéraire est abstrait, il n’est donc pas moins évident et possible d’étudier la création artistique, la réception et les arts indépendamment de l’interaction esthétique où réside l’effet de vie. 

Ainsi, les chefs d’œuvre qui prouvent la consistance de l’imagination du créateur, s’adressent directement à l’imagination du récepteur, c’est-à-dire à la vie de ce dernier. Puisque l’effet de vie est une vie quotidienne, alors Genette était au bord de cette théorie bien qu’étant scotché à son binôme fiction et diction: « Pour y arriver, il faudrait accepter un changement de paradigme, celui, le nôtre, qui admet qu’il n’y a d’art que réussi. En d’autres termes que le goût est subjectif et motivé » (Münch, 2017:29). Cela signifie que la vie historique et socioculturelle incarnée par la création poétique, motive la réception esthétique. Nous relevons qu’il n’y a donc pas que la fiction qui définit l’art dans sa totalité lorsqu’on sait qu’elle est liée à nos expériences quotidiennes. À cet effet, l’effet de vie qui considère le récepteur dans le champ de l’interprétation artistique, y trouve son plein sens et sa plénitude dans l’analyse de la culture humaine fictionnalisée d’où le jeu des matériaux qui marque la réussite de l’œuvre d’art. Selon Luc Claude Ngueu, l’ « effet de vie » est une notion proposée par Münch pour caractériser ce sentiment de plénitude qu’éprouve celui qui fait l’expérience esthétique en présence d’une œuvre d’art réussie » (2012:162). 

En somme, le lecteur qui s’ouvre esthétiquement à ces deux textes littéraires y découvre évidemment des artistes (musiciens, littéraires, danseurs, etc.) qui s’exposent à l’évaluation esthétique du récepteur. Ce dernier trouve dans son encyclopédie sensorielle, l’effet de vie obtenu à partir des facultés épistémologiques de l’homme extérieur car un esprit ne se borne pas à l’œuvre abstraite seulement, mais se met au service de l’esthétique et de la co-création: « L’effet de vie n’est complet que lorsque le récepteur actualise avec son propre moi ce que le créateur lui apporte. Comme il y a une ouverture naturelle dans tout matériau, dans tout langage, cela même incite l’artiste à l’élargir pour attirer la cocréativité du récepteur » (Münch, 2018:138). Il s’agit ainsi d’une redéfinition de l’art et de la beauté malgré ce que Münch a appelé le pluriel du beau dont la définition a été refusée par le relativisme.

 

Conclusion 

Au total, traiter de la question de l’artiste et de l’effet de vie nous amène à nous interroger sur comment le personnage de l’artiste n’a de sens complet que dans l’expression de l’effet de vie dans les deux romans d’Étienne Barilier. Ainsi, le lecteur qui porte son ouverture esthétique sur ces œuvres littéraires suisses romandes, y trouve évidemment sa vie esthétique et sa plénitude lorsqu’il s’érige en récepteur de l’artiste qui émet au travers de l’effet de vie sous toutes les formes. Face à la diversité de la création artistique dans ces œuvres, celui-ci doit se donner le devoir d’interroger sa psyché et ses sens pour mettre en valeur, mieux encore en effervescence, les aspects socio-culturels et esthétiques qui relèvent de sa vie et qui renvoient à la vie de l’homme extérieur.  En somme, ces deux textes, comme récits de vie touchant les aspects sociaux, culturels, historiques et esthétiques de l’homme constituent des œuvres réussies puisqu’ils mettent en avant les émotions esthétiques du personnage de l’artiste sur le récepteur. Ce créateur du sensible vise justement à toucher les sensibilités culturelles, sociales et esthétiques et les fonctions humaines du récepteur à travers lesquelles on manifeste l’effet de vie munchéen. Ouverte au récepteur extérieur, la création poétique de l’artiste suisse romande retrouverait alors toute sa plénitude et toute sa sémantique.

Martin Soumbai, Ecole doctorale, Université de Maroua-Cameroun, martinsoumbai@gmail.com

 

Bibliographie

  • Barilier Étienne, Mozart, Casanova, Éditions Zoé, Carouge-Génève, 2006.
  • Barilier Étienne, Piano chinois, Éditions Zoé, Carouge-Génève, 2011.
  • Barilier Étienne, B-A-C-H Histoire d’un nom dans la musique, Éditions Zoé, Carouge-Génève, 1997.
  • Bigaudi Bilong, « Entrelacs des arts dans Une saison blanche et sèche d’André Brink » dans Entrelacs des arts et effet de vie, L’Harmattan, Paris, 2012.
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  • Brunel, Pierre, « Célébrer la beauté » dans Revue internationale d’art et d’artologie de Marc-Mathieu Münch (dir.) Université de Lorraine (France), Numéro 2, Décembre 2018.
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