Effet de vie et plagiat Imprimer
Écrit par Kisito HONA   
Dimanche, 06 Juin 2010 20:05

Résumé : Cet article voudrait répondre à la question de savoir quel est le rapport pouvant exister entre la théorie de l’effet de vie développée par Marc-Mathieu MÜNCH et le plagiat. Cette théorie peut-elle rentrer dans la critériologie du plagiat ?  En d’autres termes, est-ce qu’elle peut constituer un critère supplémentaire dans le processus d’identification du plagiat ? Un plagiat peut-il susciter un effet de vie ?

Initialement au nombre de deux avec Boleslaw NAWROCKİ, les critères d’identification du plagiat sont passés à quatre avec Hélène MAUREL-İNDART. Dans son ouvrage intitulé Le Plagiat et le droit d’auteur, le premier se limite aux quantité et qualité de/du plagiat qui permettent de « mesurer [son] étendue [et son] degré de littéralité ou de littérarité » (2). Dans le sien, Du Plagiat, la seconde situe le plagiat dans un cadre plus large, celui de l’emprunt, et y ajoute deux autres critères portant sur son « intentionnalité [et son] caractère signalé ou caché » (3): tout bon plagiat, devant d’après elle, être « volontaire [et] occulté » (4). Et, alors que l’on était en droit de s’attendre à ce que ces critères mettent une sourdine aux polémiques et autres récriminations relatives au traitement notamment juridique du plagiat, à défaut de les taire définitivement, l’on observe que même si elles se sont réduites de manière notable, il est tout de même besoin de continuer la réflexion dans le but de mettre en évidence d’autres critères d’identification. 

Aussi, en mettant l’accent sur l’invariant que constitue « l’effet de vie », singularité de l’art littéraire, la théorie élaborée par Marc-Mathieu MÜNCH offre-t-elle une opportunité intéressante de proposer une réponse au moins partielle à cette attente ? Alors, questions : qu’est-ce que l’effet de vie ? Une œuvre plagiée peut-elle provoquer un effet de vie ? Le plagiat n’a-t-il pas un effet nocif sur la survenue ou la subsistance de l’effet de vie ? Mieux, ne provoque-t-il pas a contrario, « un effet de mort » ? Et si tel est le cas, cet invariant ne serait-il pas un critère d’identification supplémentaire du plagiat ? La réponse à cette dernière question sera l’hypothèse de ce travail : en effet, la théorie de l’effet de vie peut constituer un autre critère d’identification du plagiat moyennant la connaissance par le lecteur du texte reproduit et de l’original. Car, deuxième hypothèse, le plagiat a bel et bien un effet nocif sur l’effet de vie. Méthode des invariants, psychologie, approches transtextuelles et comparatisme seront requis pour essayer de valider ces hypothèses. Pour ce faire, après avoir présenté les tenants et les aboutissants des outils sus-convoqués, l’on procédera à une confrontation de deux extraits tirés de Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Q.J.C.A.) de Howard BUTEN et de Le Petit Prince de Belleville (L.P.P.B.) de Calixthe BEYALA, le deuxième roman comportant des reprises du premier. 

Comme signalé précédemment, à la question de savoir ce qui fait la singularité de la littérature, MÜNCH met en évidence un invariant qu’il nomme « l’effet de vie ». D’où le titre de son ouvrage : L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire. Cet invariant du reste majeur, en recouvre trois autres qui lui sont subordonnés à savoir le mot, la combinaison des mots pour informer (au sens de donner forme) et la cohérence.

Pour lui, « une œuvre d’art réussie est celle qui crée dans la psyché du lecteur-auditeur "un effet de vie" » (5).  L’effet de vie est donc cette « vie artificielle » (6) provoquée par la lecture d’un texte littéraire et dans laquelle évolue le lecteur. Ce dernier, dans un état de quasi-hypnose, entre en quelque sorte dans l’univers du texte lu et prend une part active aux péripéties. La littérature le transporte, l’élève, le mène à une transcendance somme toute librement consentie, source de bonheurs et de déceptions que SCHİLLER assimile au « ciel » (7) et à « l’enfer » (8).

« Sa majesté le mot » (9) est le deuxième invariant qui permet à l’auteur via son texte de parvenir à sa fin, c’est-à-dire à créer une vie parallèle. Le mot est à l’écrivain ce que, par exemple, le pinceau est à l’artiste-plasticien et l’instrument de musique au musicien. C’est son matériau. Dès lors, « le mot n’est mot que parce qu’il est en usage. Sinon il est bruit et nous sommes en dehors de la littérature » (10).

Et pour que le mot joue pleinement son rôle, c’est-à-dire qu’il passe du bruit à cette virtuosité qui est dotée de la « puissance » (11) d’introduire le lecteur dans une «"seconde" vie » (12), l’auteur propose un troisième invariant à savoir le « jeu avec les mots pour créer des formes » (13). L’écrivain doit en combiner « les sonorités, les accents, les rythmes, les sens et les connotations» (14) pour produire des effets, mieux, l’effet de vie. Et c’est là que l’on pourrait situer le génie d’un auteur. Voilà pourquoi, répondant à Jacqueline DUTTON, au cours du troisième congrès d’Asie-İmasie, MÜNCH affirme qu’ « avec le meilleur des fonds vous pouvez faire une croûte, et [qu’] avec presque rien, un chef-d’œuvre (15). Pour soutenir ce point de vue, il cite nombre d’écrivains, à l’instar de BAUDELAİRE, pour qui, « manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire »(16). Il cite également ADDİSON qui affirme que « quand ils sont bien choisis, les mots ont une grande force, qu’une description nous donne souvent des idées plus vives que la vue des objets eux-mêmes (17). À ceux-là, on pourrait ajouter LAFORGUE qui, comme son compère HUYSMANS, avait l’ « intention d’écrire un livre où il rendrait par les mots ce que les peintres ont obtenu par les formes et les couleurs » (18).

Le quatrième et dernier invariant est la cohérence de l’œuvre. Rappelant dans une certaine mesure la règle de l’unité chez les classiques, elle a pour rôle essentiel d’ordonner la multiplicité, d’éviter la dispersion des éléments et péripéties de l’œuvre pour éviter ainsi le « chaos » (19). En effet, « les artistes sont tous d’accord pour affirmer que toutes les parties d’une œuvre doivent se correspondre dans le cadre d’une forme d’ensemble repérable » (20) .

À ce niveau, l’on pourrait se demander si la méthode de MÜNCH ne relève pas de l’épistémologie. En effet, Gérard FOUREZ, définit l’épistémologie très simplement comme « la discipline qui étudie la façon dont on connaît [ou] (…) comment les êtres humains réfléchissent et pensent (21). Par analogie, l’on pourrait dire que relativement à la littérature, elle peut être comprise comme le discours raisonné sur le processus de la création littéraire en amont et, en aval, et en l’occurrence, comme la description et l’explication du processus de réception du produit de cette création au plan individuel et intérieur. De ce fait, MÜNCH ferait de l’épistémologie de la réception. Il  s’agirait d’une réception à la Hans Robert JAUSS ou à la Wolfgang İSER revisitée où l’auteur s’inspirerait de la catharsis que le premier nommé emprunte à La Poétique d’Aristote. La question est moins de voir la fortune d’une œuvre, c’est-à-dire comment elle a été reçue par la critique, le lectorat et la société d’une manière générale, que de dire si et comment elle a un impact précis sur la psyché du lecteur lambda. Ce qu’il appelle l’effet de vie serait donc une tentative d’en expliquer objectivement le processus d’apparition. Ce processus, comme l’atteste François GUİYOBA, ne saurait faire fi de la psychologie.

En effet, bien que parlant du récit d’aventure dans son article, il donne, par ricochet, des clés de compréhension des conditions d’apparition de l’effet de vie : « À en croire la psychologie, dit-il, tout partirait du désir inconscient de l’altérité, désir qui serait latent en chacun de nous. Ce désir serait un besoin naturel parce que traduisant une incomplétude essentielle d’un ego voulant se compléter par une altérité en laquelle il verrait un alter ego avec lequel il ne faisait qu’un à l’origine. » (22) Il ajoute, fort à propos, que ce désir au niveau du subconscient devient motivation au niveau de la conscience et que, « pour combler le manque de l’autre, il faut d’abord en prendre conscience, il faut se tendre vers lui, ne serait-ce que virtuellement (23). On le comprend bien, l’autre et l’altérité, l’ailleurs et l’alter ego, causes du déplacement du héros dans le récit d’aventure, deviennent le texte littéraire ici. C’est pourquoi, poursuit-il, « alors que le désir et la motivation sont en nous, la cause, elle, est en dehors de nous. » (24) Ainsi, dans le souci d’échapper à la dictature du réel, et de retrouver le « paradis originel perdu » (25), le lecteur a recours à la littérature. Et, en le happant mieux, en mobilisant ses facultés intellectuelles, mentales et spirituelles, la lecture devient par le fait même « voyage intérieur ou introspection et rituel initiatique sur un itinéraire spirituel » (26), sous réserve naturellement des reprises que le texte lu pourrait comporter.

Parmi les nombreuses approches transtextuelles au sens de Gérard GENETTE, l’on ne retiendra que les traditionnelles inter-et hypertextualités, c’est-à-dire la présence d’un texte premier dans un texte second et la relation qui les unit. Le comparatisme n’interviendra que de manière pratique dans la comparaison des textes de Howard BUTEN et de Calixthe BEYALA dans le but  d’illustrer l’effet de mort qui s’ensuit.

Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Q.J.C.A.) est l’histoire d’un enfant taxé d’autisme alors qu’il est seulement amoureux, précoce et débordant d’imagination. Le Petit Prince de Belleville (L.P.P.B.) pour sa part, est l’histoire d’une famille malienne qui, pour des raisons de survie, décide d’émigrer en France. Une fois sur place, elle doit faire face aux exigences de la vie occidentale. En lisant le dernier roman cité, chaque lecteur imagine  Belleville en fonction de ses expériences et de sa culture. Ainsi il crée son propre Belleville selon qu’il y soit déjà allé ou pas dans la réalité, qu’il ait déjà été en zone urbaine ou non, selon l’idée qu’il se fait de l’Occident, de la vie dans les cités ou dans les banlieues. Il y aura donc autant de "Bellevilles" que de lecteurs. MÜNCH ne dit-il pas que « le miracle, c’est que l’art littéraire parle à mille lecteurs différents en les intéressant diversement » (27) ?  L’on peut lire et relire l’œuvre, l’on se surprendra toujours en train de voguer dans une vie parallèle, la vie du texte, au point de se prendre de sympathie ou d’antipathie pour certains personnages. L’on est donc sous le charme, un charme qui peut  être rehaussé par des allusions, des citations et des reprises savamment dosées et signalées. Prenons, par exemple, l’épisode de la salle de classe. C’est un extrait dans lequel le héros raconte comment sa maîtresse d’école invite les élèves les plus doués à aider ceux qui le sont moins, et décrit l’entrée en scène de sa future dulcinée. En première lecture, cet extrait s’inscrit de manière logique et harmonieuse dans le récit de l’auteure camerouno-française :

L.P.P.B., pp. 53-54
Le lendemain, Mademoiselle Garnier a dit :
  --- Mes enfants, nous allons faire quelque chose de spécial : Le monde est divisé en pays développés et en pays en voie de développement. Les pays industrialisés doivent aider les pays les plus pauvres.
Les élèves chahutent. Mademoiselle Garnier claque dans ses mains :
  --- Silence !
Et elle a continué :
  --- Je fais appel à votre générosité, à votre courage, à votre sens de la solidarité. Je vais désigner quelques uns d’entre vous. Les trois premiers que je vais nommer vont se mettre à ma droite. Les trois derniers vont se mettre là sur ma gauche. Elle a dit des noms. Moi, j’étais sur sa gauche. Elle a expliqué :
  --- Quand on débute l’école, tout le monde n’est pas forcément du même niveau, du fait de la culture, de la religion, des différences sociales. Alors, je vais demander à ceux qui sont à ma droite d’aider ceux qui sont à ma gauche. Pierre Pelletier peux-tu apprendre à notre ami Mamadou Traoré à lire ?
  --- Oui M’amzelle, il a dit.                                
Alors là, quelqu’un a parlé :
  --- Je rentre chez moi, hein Mademoiselle Garnier.
 C’est une fille. Une brune avec un gros nœud rose dans ses cheveux. Elle se tient droite comme une bonne écolière, les mains dans le dos.
           Mademoiselle Garnier dit :
 --- Lolita veux-tu me faire le plaisir de t’asseoir !
 --- Non, dit Lolita. Je rentre chez moi.
         Et elle commence à marcher.   Mademoiselle Garnier est très fâchée. Elle crie :
  --- Lolita va t’asseoir immédiatement !  Lolita continue à marcher. Elle va devant Mademoiselle Garnier et elle lui parle très doucement :
 --- (…) Je rentre chez moi, parce que ma maman a une association d’aide aux pauvres. C’est là que je vais.
  Mademoiselle Garnier ne dit plus un mot. (…) Mais la robe de Lolita est bleue et très douce. Ça se voit rien qu’à la regarder.(…)
  --- Ce n’est pas la même chose, qu’elle fait Mademoiselle Garnier. C’est une aide ponctuelle. D’ici la fin de l’année, ça sera fini. Toi, va t’asseoir, et tâche d’apprendre tes leçons.

    
Quand il lit cet extrait, le lecteur se représente aisément la scène. Il peut, par exemple, se voir à la place de la maîtresse, du héros, d’un élève ou simplement d’un spectateur assistant à la scène. Il ne se doute de rien et se laisse donc transporter par le récit. La lecture est alors un voyage paisible. Mais, une fois qu’il a connaissance du texte original de BUTEN qui a servi de source d’inspiration à BEYALA, la lecture reste la même jusqu’à ce que surviennent les reprises. Dès cet instant, elle devient radicalement différente. Voici présentés les deux textes, l’original suivi du plagiat :

Q.J.C.A., pp. 22-23.
     La première fois que j’ai vu Jessica Renton, c’était pendant l’exercice d’alerte aérienne. C’était vers la fin du deuxième semestre, au printemps. Il faisait chaud dehors quand on est allé du bâtiment principal au préfa. Le préfa c’est comme une sorte de petite maison, derrière l’école, où y a les deuxièmes. J’étais en deuxième à ce moment-là (…)
L’exercice d’alerte aérienne, c’est dix coups de cloche très courts. C’est très effrayant pour les enfants. Il y a des règles. On doit se mettre en rang par deux. On doit tirer les stores pour que les Russes y savent pas  qu’on est là pour nous tuer. Ensuite, on doit aller au bâtiment principal dans le calme. Là, on doit s’aligner le long des casiers dans le hall et s’asseoir par terre et éteindre toutes les lumières et chanter God Bless America (Dieu bénisse l’Amérique). Ça fait très peur.
Les deux classes de deuxième étaient en rang devant le préfa, en attendant d’aller dans le bâtiment principal. Y avait pas de bavardage. (C’est une autre règle.) Tout le monde  avait les trouilles pasque peut-être qu’il allait y avoir des bombes. J’avais les trouilles seulement personne ne le savait. Je suis un bon acteur, moi personnellement je trouve. 
Et puis quelqu’un a parlé.
--- Je rentre chez moi, hein mademoiselle Young. C’était une fille. Elle était brune, sans nattes (…) Elle était là, un peu penchée, comme ça, les mains dans le dos comme si elle faisait du patin à glace(…)
Mlle Young a dit:
--- Jessica, veux-tu me faire le plaisir de rentrer dans les rangs! (…)
--- Non, a dit Jessica. Je rentre chez moi (…) et elle a commencé à marcher
--- Mlle Young était très fâchée. Elle a crié :
--- Jessica, reviens ici tout de suite !
Jessica s’est arrêtée et elle s’est retournée. Elle est revenue et elle est allée devant Mlle Young et elle lui a parlé très doucement :
--- (…), je veux être chez moi avec mes parents. C’est là que je vais.
Mlle Young elle disait plus un mot (…) la robe de Jessica était rouge et très douce, ça se voyait qu’elle était douce rien qu’à la regarder. (…)
 --- Ce n’est pas une alerte aérienne, Jessica. C’est seulement un exercice, un entraînement. Il n’y aura pas de bombe. Ce sera fini dans quelques minutes, aucun besoin de rentrer chez soi. Remets-toi en rang  s’il te plait.

 L.P.P.B., pp. 53-54.
       Le lendemain, Mademoiselle Garnier a dit :
-    --- Mes enfants, nous allons faire quelque chose de spécial : Le monde est divisé en pays développés et en pays en voie de développement. Les pays industrialisés doivent aider les pays les plus pauvres.
--- Les élèves chahutent. Mademoiselle Garnier claque dans ses mains :
-    --- Silence !
Et elle a continué :
-    --- Je fais appel a votre générosité, à votre courage, à votre sens de la solidarité. Je vais désigner quelques uns d’entre vous. Les trois premiers que je vais nommer vont se mettre à ma droite. Les trois derniers vont se mettre là sur ma gauche. Elle a dit des noms. Moi, j’étais sur sa gauche. Elle a expliqué :
-    --- Quand on débute l’école, tout le monde n’est pas forcément du même niveau, du fait de la culture, de la religion, des différences sociales. Alors, je vais demander à ceux qui sont à ma droite d’aider ceux qui sont à ma gauche. Pierre Pelletier peux-tu apprendre à notre ami Mamadou Traoré à lire ?
--- Oui M’amzelle, il a dit. Alors là, quelqu’un a parlé :
  --- Je rentre chez moi, hein Mademoiselle Garnier.
 C’est une fille. Une brune avec un gros nœud rose dans ses cheveux. Elle se tient droite comme une bonne écolière, les mains dans le dos.
Mademoiselle Garnier dit :
 --- Lolita veux-tu me faire le plaisir de t’asseoir !
 --- Non, dit Lolita. Je rentre chez moi.
 Et elle commence à marcher.   Mademoiselle Garnier est très fâchée. Elle crie :
  --- Lolita va t’asseoir immédiatement !  Lolita continue à marcher. Elle va devant Mademoiselle Garnier et elle lui parle très doucement :
 --- (…) Je rentre chez moi, parce que ma maman a une association d’aide aux pauvres. C’est là que je vais.
  Mademoiselle Garnier ne dit plus un mot. (…) Mais la robe de Lolita est bleue et très douce. Ça se voit rien qu’à la regarder.(…)
  --- Ce n’est pas la même chose, qu’elle fait Mademoiselle Garnier. C’est une aide ponctuelle. D’ici la fin de l’année, ça sera fini. Toi, va t’asseoir, et tache d’apprendre tes leçons.

Ce qui est frappant, c’est le fait que la rencontre avec les reprises transforme les mots en bruits qui « réveillent » le lecteur. Quel que soit le degré de fascination jusque-là ressentie devant le texte, « les points de contact » (28) entre la partie dite originale et la partie dite plagiée fonctionnent comme des pansements qui ressemblent à des excroissances. Ces excroissances provoquent de violentes secousses psychiques qui sortent le lecteur de la nouvelle vie où il était plongé pour le replonger dans la vie réelle de laquelle il voulait justement s’extraire, le temps d’une lecture. Et lorsque le lecteur, sous le charme ou plutôt dans une sorte d’apnée, aborde les reprises, il établit tout de suite le rapport avec le texte-source. Et, immédiatement, sinon automatiquement, il se produit comme une suffocation qui l’oblige à émerger comme pour respirer. C’est, pour utiliser d’autres images, le réveil brutal, la rupture du charme. Dans l’extrait ci-dessus, l’on remarque que la première partie des extraits est en italique. Dans la deuxième partie, les mots, les expressions et les morceaux de phrases uniquement en gras dans le texte original sont soulignés dans celui de BEYALA. Ce soulignement symbolise simplement les secousses ou les trous d’air du voyage, jusque-là paisible, qui oblige le lecteur à se réveiller ou, pour rester dans le champ lexical de l’aéronautique, à procéder à un atterrissage forcé.

Cette expérience peut se reproduire en lisant d’autres extraits du roman de BEYALA qui présente des ressemblances avec des passages issus de romans, notamment de Romain GARY et d’Alice WALKER. Ainsi, les retrouvailles entre Momo et son père Kadir Youssef de La Vie devant soi (pp. 184-193) font écho à celles entre Loukoum et sa mère Aminata Kouradiom dans Le Petit Prince de Belleville (pp. 127-134). Également, les passages relatifs aux problèmes de couple entre Harpo et Sofia dans La Couleur pourpre (p. 56-57) rappellent ceux qui existent entre Mathilde et Kouam dans Le Petit Prince de Belleville (pp. 140-141) ; pour ne citer que ces exemples là. Et, lorsque les reprises sont particulièrement importantes (29) quantitativement et qualitativement, elles peuvent avoir un effet d’inhibition. Le lecteur semble ne plus vouloir, même malgré sa bonne volonté, se laisser prendre au jeu. Celui-ci lit désormais l’œuvre avec méfiance et ne considère plus les mots dans leur forme expressive mais dans leur seule matérialité. Cette inhibition pourrait même affecter la lecture d’autres œuvres du plagiaire.

En conséquence, revenu de sa fascination initiale, le lecteur décèle, a posteriori, une sorte d’anomalie génétique dans le texte-cible. La cohérence du texte lu et l’agencement des mots volent en éclats puisque manifestement, il s’agit d’une apparence, d’une illusion, d’une tromperie. En réalité, l’œuvre  devient un patchwork fait d’éléments disparates qui, désormais, semblent ne plus être aussi homogènes qu’on l’a cru au départ. La mauvaise foi de l’écrivain apparaît alors clairement.

En définitive, l’effet de vie  peut très bien constituer un critère de détermination du plagiat. Pour ce faire, le lecteur doit connaître le texte-source et le texte-cible. Il peut par exemple lire le plagiat  avant de lire le texte original. Puis, relire le plagiat pour en mesurer enfin les effets et vice versa. Il est à noter qu’une personne ayant déjà connaissance du texte plagié peut ne pas avoir besoin de suivre ce cheminement, sa réaction pouvant être immédiate. Toutefois, un plagiat que l’on ignore fonctionne comme un texte original et pourrait bel et bien provoquer un effet de vie. Mais dès que l’on en prend conscience, l’effet de vie initial s’estompe. Le texte devient alors une juxtaposition de mots-bruits, de mots-secousses, de mots-chocs de nature à sortir le lecteur de son émerveillement et donc, à interrompre son voyage. La conséquence est que ce lecteur cesse de l’être pour devenir une sorte de détective à l’affût,  qui se méfie de ses états d’âme ou qui évite d’en avoir. Il ne s’agit plus là de lecture mais d’une véritable traque des similitudes, incompatible avec l’effet de vie et susceptible de lui être fatal. Et pour cause, « en dehors de l’effet de vie, elle [la lecture] ne doit rien vouloir. Si elle se fixe sur un projet précis de repérage d’une forme, d’un thème, d’une thèse, voire d’une vérité, elle prend le risque  d’empêcher le miracle de la vie artificielle » (30). C’est sans doute ce qui fait aussi dire à Marc-Mathieu MÜNCH, lorsqu’il établit le lien entre les règles ludiques et les règles littéraires, que :

"Les unes comme les autres laissent, en effet, aux joueurs, aux écrivains et aux lecteurs un espace d’inventivité indispensable (...) Si les auteurs sont privés de leur originalité, ils n’ont plus envie d’écrire  et si les lecteurs perdent la liberté de leur art de lire et de leur jugement, ils cessent de lire (31)."

Et, dès cet instant, sonne le glas de l’effet de vie.

Kisito HONA (1),
Université de Yaoundé1-Cameroun et Université François-Rabelais de Tours-France


NOTES


1.    Toute ma gratitude à Monsieur François Guiyoba, professeur de littérature générale et comparée à l’Ecole Normale Supérieure de Yaoundé-Cameroun qui m’a suggéré l’idée de cet article, pour ses conseils et son aide documentaire ; et à Madame Hélène MAUREL-INDART, Professeur de littérature française à l’Université François Rabelais de Tours-France, pour son aide, ses critiques, ses remarques et ses suggestions.
2.    Kisito HONA, Du plagiat dans la littérature francophone contemporaine : Calixthe BEYALA, lectrice de Romain Gary, de Howard BUTEN et d’Alice Walker, mémoire de DEA, Université de Yaoundé1, p. 39.
3.    H. MAUREL-INDART, Du plagiat, Paris, P.U.F., 1999, pp. 181et 182.
4.    Id., ibid., p. 193.
5.    M.-M. MÜNCH, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 35.
6.    Cet adjectif, d’après MÜNCH, doit, dans ce cadre, être pris dans son sens le plus noble, c’est-à-dire débarrassé de ses « connotations péjoratives », Id., ibid.
7.    Cité par MÜNCH, op.cit., p. 48.
8.    Id., ibid.
9.    Id. ibid., p. 36.
10.    Id., ibid.
11.    Id., ibid., p. 117. N.B. MÜNCH préfère ce terme à celui de « pouvoir » dans la mesure où,  pour lui, il n’est pas fait d’imposition mais de collaboration avec le lecteur pour aboutir à l’effet de vie. En effet, dit-il,  « le texte littéraire, lui, vient sans effraction vers notre vie psychique et nous jouons ensemble à fabriquer l’effet de vie », p. 102.
12.    Id., ibid., p. 35.
13.    Id, ibid., p. 38.
14.    Id., ibid.
15.    Atelier 42, « Correspondance entre les arts et avec les lettres en Asie : l’effet de vie au cœur des œuvres artistiques et littéraires », « les répliques du discutant », page consultée le 27/12/0, adresse url :http://wwwreseau-asie.com/cgi-bin/prog/gateway.cgi ?langue=fr&password=&email=&dir=myfile_colloque &file=a42_munchm.pdf&type=jhg54gfd98gfd4fgd&id=413
16.    C. BAUDELAIRE, cité par MÜNCH, op. cit., p. 44.
17.    ADDISON, cité par MÜNCH, op. cit., p. 46.
18.    Y. A. Favre, « HUYSMANS et LAFORGUE : de la critique à la transposition d’art », in Andrée MANSAU et Gwenaël PONNAU (Dir.) Transpositions, Actes du colloque national (15-16 mai 1986) Université de Toulouse-le Mirail, Service des Publications, 1968, p. 68.
19.    M.-M. MÜNCH, L’Effet de vie, p. 37.
20.    Id., ibid., p. 71.
21.    G. FOUREZ, Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 9.
22.    F. GUIYOBA, « Ad-venire : pour une poétique de la relation d’aventure » in Syllabus, vol. N°8, Presses universitaires de Yaoundé, 2003, p. 53.
23.    Id., ibid.
24.    Id., ibid.
25.    Id., ibid.
26.    Id., ibid.
27.    M.-M. MÜNCH, L’Effet de vie, p. 108.
28.    H. MAUREL-INDART, Plagiats, les coulisses de l’écriture, Paris, Editions de la Différence, 2007, p. 126.
29.    Dans le cas d’espèce, il y aurait environ cinqaunte-neuf extraits.
30.    M.-M. MÜNCH, L’Effet de vie, p. 108.
31.    Id., ibid., p. 104.


BİBLİOGRAPHİE SOMMAİRE
-   
-    BUTEN, Howard, Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué, Paris, Éditions du Seuil, 1981.
-    BEYALA, Calixthe, Le Petit Prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992.
-    FOUREZ, Gérard, Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, Deboeck, 2003.
-    GARY, Romain (AJAR Émile), La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975.
-    GUİYOBA, François, « Ad-venire : pour une poétique de la relation d’aventure », in Syllabus, Vol., n°8 Presses Universitaires de Yaoundé, 2003.
-    GUİYOBA, François, Un Parcours de recherche : de l’imagologie africaine à l’épistémologie de la littérature, Synthèse pour l’H.D.R., Université de Toulouse-Le-Mirail, 2007-2008.
-    HONA, Kisito, Du Plagiat dans la littérature francophone contemporaine : Calixthe BEYALA, lectrice de Romain GARY, de Howard BUTEN et d’Alice WALKER, mémoire de D.E.A, Université de Yaoundé1, 2008.
-    MAUREL-İNDART, Hélène, Du Plagiat, Paris, P.U.F., 1999.
-    MAUREL-İNDART, Hélène, Plagiats, les coulisses de l’écriture, Paris, Éditions de la Différence, 2007.
-    MÜNCH, Marc-Matthieu, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Honoré Champion, 2004.
-    PİÉGAY-GROS, Nathalie, İntroduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996.
-    MANSAU, André et PONNAU, Gwenhaël, (dir.), Transpositions, Actes du Colloque National organisé à l’Université de Toulouse-Le- Mirail sous le patronage de la Société française de Littérature générale et comparée 15-16 mai 1986, Toulouse, Service des publications, 1986.
-    WALKER, Alice, La Couleur pourpre, Paris, J’ai lu, 1984.