Matthieu Guillot : Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale Imprimer
Écrit par Marie-Pierre Lassus   
Samedi, 01 Mai 2021 14:39

Matthieu Guillot

Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale

L’écoute intériorisée

Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2021.

 

L’essai de Matthieu Guillot est d’une grande richesse. Il sollicite les travaux de musicologues, philosophes, sociologues, historiens et artistes en tous genres (musiciens, écrivains, poètes, peintres, danseurs) afin d’apporter un éclairage nouveau sur la question de l’écoute musicale et de sa véritable nature ; une question pertinente aujourd’hui où l’on ne fait plus que regarder la musique, passée du statut du son à celui d’image (cf. les clips video, qui ont envahi les écrans). La coller ainsi au regard c’est la trahir (p. 86) car la musique passe par les oreilles et non par les yeux comme le rappelle Iannis Xenakis invitant à  « fermer les yeux » au concert ; remarque étrange de la part de ce musicien-architecte qui a conçu des dispositifs multi-media avec son, video et lumière (notamment dans ses 5 Polytopes, 1967-1978), réalisant ainsi la synthèse entre musique (art du temps) et architecture (art de l’espace), deux arts a priori opposés et devenus chez lui complémentaires. L’idée que « l’espace tient du temps comprimé / L’espace sert à ça » affirme Bachelard) et qu’il n’y a pas d’espace sans musique, cette matière vibrante, a fécondé la nouvelle musique du XXème siècle, initiée par Debussy et incarnée, entre autres, par Edgar Varèse (cf. son Poème électronique fruit de sa collaboration avec Le Corbusier) le défenseur d’une musique qui s’écoute et ne se voit pas

Ce n’est pas tant la relation entre musique et espace qui est discutée dans ce livre que celle, conflictuelle, entre un pouvoir écouter conférant à l‘oreille toute la capacité (E. Varèse) et un savoir écouter qui mobilise l’œil à des fins de compréhension de la musique (I. Stravinski). Mais celle-ci a-t-elle besoin d’être comprise ? Ce n’est pas l’avis du compositeur russe Arthur Lourié pour qui la musique « a besoin d’être écoutée avec le cœur et l’âme » (121) car « sa profondeur fait appel à notre profondeur » ajoute V. Jankélévitch (30), enclin à déceler en elle une valeur spirituelle qui dépasse la simple aspiration à la connaissance induite par le fait de voir la musique jouée selon Stravinski.

En prenant pour référence ces deux compositeurs (Stravinski et Varèse) emblématiques de ce conflit entre le voir et l’entendre, l’auteur permet au lecteur de se repérer dans la réflexion qui ne se réduit pas cependant à une « bipolarité tranchée » (127) mais s’oriente vers un dépassement du problème que M. Guillot a fort bien saisi et qui fait l’originalité de sa démarche.

Car si la musique doit être considérée comme un « bonheur d’aveugles » comme l’assure Ernst Bloch (cité p. 36) dont la philosophie musicale a nourri la pensée de l’auteur avec celle de Jean-Luc Evard (sociologue et historien auquel ce livre est dédié) pendant qu’on écoute les yeux fermés on ne cesse pas de voir ni de sentir « on a aussi une certaine saveur dans la bouche ou des sensations épidermiques » comme l’a fait observer Salvatore Sciarrino, partisan de la musique acousmatique (63) (cf. son opéra Lohengrin, 1984 qui se passe de toute représentation). On peut trouver en effet chez ce compositeur cité par M. Guillot, d’autres réflexions sur l’écoute musicale et sa finalité. Dans son livre (1998) il explique ainsi que les perceptions humaines agissant toutes simultanément, nous développons une sorte de sixième sens dans l’écoute, issu d’une interaction entre eux, l’un interférant dans l’autre et s’influençant réciproquement pour créer une manière de sentir unifiée, où le temps et l’espace ne sont pas séparés et dans laquelle le sonore se mêle au visible. Et il déplore que l’on n’apprenne pas aux musiciens cette façon d’écouter en s’appuyant sur une « polyphonie de l’esprit », une polysensorialité (repérée également par Enrique Vargas, le créateur du teatro de los sentidos (Barcelone) un théâtre fondé sur l’écoute de ce « sixième sens » les yeux fermés) capable de provoquer une expérience d’ouverture à une spatialité intérieure nouvelle. 

Cela rend caduque toute approche visant à isoler un sens plutôt qu’un autre car ne correspondant pas à ce qui est vécu dans la réalité concrète : il s’agit d’une construction de l’esprit pour les besoins de l’analyse n’ayant rien à voir avec l’expérience affective (au sens premier du terme) du sentir(e), mot qui en espagnol comme en italien signifie aussi « écouter ». Dans ces perspectives, la démarche de M. Guillot paraît suspecte : « Il faut isoler l’oreille de l’œil, affirme-t-il, car la musique ne souffre pas la vision. Elle fait même obstruction à son écoute (90), chez certains interprètes enclins à la prendre pour prétexte à se donner en spectacle au lieu de la servir en simple intermédiaire destiné à se faire oublier. C’est pourtant ce que fait le pianiste François-René Duchâble qui conçoit des dispositifs multi-media visant à rendre visible « l’élargissement sensoriel » provoqué par l’écoute corporelle de la musique, conçue comme un spectacle dans ses concerts où il réussit par là-même à se faire oublier. En insérant à la fin de son essai (annexe 2) les réflexions du pianiste recueillies lors d’un entretien où il soutient une thèse contraire à celle de M. Guillot, l’auteur témoigne de son ouverture d’esprit et de la difficulté à résoudre le mystère de l’écoute de la musique relevant selon lui d’un anti-spectacle (A. Malraux) qui subtilise le visible et le fait disparaître (p. 119). 

Le principe d’évasion qu’elle provoque pose une question fondamentale sur l’objet véritable de l’écoute comme le souligne avec raison M. Guillot en évoquant les pouvoirs de l’imagination qui, selon G. Bachelard, « invente de la vie nouvelle et ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision » (19). Or, c’est précisément ce que refuse Stravinski pour qui la musique jouée in vivo, est destinée à être comprise par un auditeur auquel il demande de faire un effort de collaboration consciente et active en participant dans son écoute à la gestuelle des musiciens. 

On peut comprendre cet intérêt de Stravinsky pour le geste dont toute sa musique est imprégnée suite à son intérêt pour le genre du ballet. Les gestes des danseurs et des musiciens, l’écoute de leurs regards font partie de tout ce langage sensoriel qu’ils partagent entre eux pour mieux synchroniser leurs mouvements. Les voir permet au spectateur de participer à ce langage et d’en esquisser intérieurement les gestes. Ainsi se révèlent les affinités entre musique et danse, deux arts du mouvement (visible et invisible) créateurs d’une « musique des gestes » ayant suscité l’engouement des musiciens (M. de Falla, C. Debussy, E. Satie ou M. Ravel pour ne citer que les principaux) et des peintres (abstraits) du début du XXème siècle, trouvant dans le rythme, l’élément premier fondateur d’une langue primitive qui serait à la fois cri, geste, chant et danse. Mais qu’apporte la danse à la musique, la musique à la danse demande M. Guillot ? Cette question est abordée avec raison dans le chapitre final, même si le parti pris de ne considérer que le point de vue du psychanalyste P. Legendre, hostile à toute présence de la musique dans la danse est quelque peu réducteur. Qui a eu la chance de voir danser Jorge Donn dans le Boléro ne peut oublier cette révélation de la musique par la danse que d’autres philosophes n’ont pas manqué de signaler. Ainsi, selon E. Levinas « écouter de la musique est dans un sens se retenir de danser » car cela nous fait esquisser intérieurement des mouvements (« Le sujet qui voit est un être doué de mouvement » confirme E. Straus) révélant cet orchestre invisible que chacun possède en lui. Les neuroscientifiques n’ont pas manqué d’exploiter les bienfaits de cette musique intérieure, capable de remédier à des perturbations physiques et visibles de mouvements (O. Sacks Musicophilia, 2009) par le simple fait d’écouter. 

C’est que l’on entend autrement quand on ferme les yeux, à l’écoute des mouvements du fond obscur de l’être et de ses voix intérieures, témoignant d’un monde sonore que nous ne savons plus écouter aujourd’hui, absorbés (prisonniers ?) que nous sommes dans les images. Dire cela c’est s’engager sur un chemin peu emprunté par les musicologues car délicat à traiter par l’analyse scientifique, impuissante devant l’expérience (sensorielle et spirituelle). 

Raison pour laquelle Debussy affirmait : « Il faut débarrasser la musique de tout appareil scientifique… Il faut que la beauté soit sensible, qu’elle nous procure une jouissance immédiate ». Car pour lui aussi, la musique est faite pour les oreilles

L’œil et l’oreille seraient ainsi porteurs de deux logiques non seulement opposées mais étrangères l’une à l’autre (119). Mais il faut aller plus loin et considérer les conséquences de cette étrangeté qui conduit à deux philosophies radicalement différentes.  On peut trouver chez Platon (cf. la contemplation des idées) l’origine de cette habitude prise par les philosophes occidentaux de concevoir les rapports entre l’esprit (au sens d’entendement) et la réalité d’après le rapport entre l’œil et l’objet : de sorte que voir c’est comprendre (toute une série de notions ont le même radical en grec et en latin, associant les deux). La science moderne est liée à cette conception qui a donné lieu à une extension de la « métaphore oculaire » dans tous les domaines de la connaissance (certaine, démontrable et immuable) avec, pour notion centrale, l’objectivité et son exigence de distanciation entre sujet/objet. À l’opposé de cette philosophie occidentale dualiste engendrée par la métaphore oculaire, se situe la philosophie (orientale) de l’écoute, connectée à l’activité intérieure des sens, au rythme qui se déploie dans le corps agissant, perçu comme un ensemble de mouvements au service de l’énergie, mieux saisie les yeux fermés ou dans l’obscurité. Au-delà de leurs oppositions, ces deux logiques évoquées par M. Guillot dans son ouvrage montrent que la division en sujet/objet n’a aucune pertinence en musique (et dans l’art) qui ne souffre pas la « décomposition » objective et analytique à laquelle on la (le) soumet habituellement et nécessite d’autres approches pour en révéler les valeurs spirituelles.

Dans son enquête sur ce qu’est une véritable écoute et un véritable auditeur M. Guillot écrit : « celui-ci n’est pas, ne doit pas être un observateur, ni un voyeur (qui abuserait de ce pouvoir) mais bien plus, finalement, un voyant » (91). Il existerait ainsi un regard de l’écoute intérieure qui passerait, par « les yeux de notre âme et notre âme ouverte » (selon Maeterlinck cité par l’auteur). N’est-ce pas la fonction même de la musique que de nous faire rêver, de nous plonger dans un autre monde (comme le fait la lecture pour Bachelard) dont la principale fonction est de développer l’imagination en activant une rêverie éveillée (différente du rêve chez cet auteur)? En ce cas, conclut M. Guillot, on n’écoute plus, tendu que l’on est vers un ailleurs qui nous ouvre les portes d’un autre univers, hors du monde des images s’exhibant devant nous à profusion et du rapport distancié impliqué en face de formes extériorisées.  Car « Le regard voit ce qu’il a en face de soi. C’est l’inverse dans la musique. Le son, ce n’est pas écouter en face de soi » affirme Antoine Hennion (126) que l’on pourrait mettre en dialogue avec le compositeur japonais Tôru Takemitsu pour qui « écouter signifie probablement se changer soi-même en son, en existant en lui ». Et l’on comprend alors comment, dans la véritable écoute, la vue peut se transformer en vision ou en hallucination, supprimant toute distance entre le sujet et l’objet, entre le dehors et le dedans : car finalement où sommes-nous quand on écoute de la musique ? À l’intérieur ou à l’extérieur ? La musique crée un milieu intégrant les silences et les sons qui nous enveloppent comme pour mieux nous dissoudre, conduisant non seulement à « des hallucinations de la vue mais encore à des hallucinations de l’ouïe ». Tous ces au-delà » nous orientent vers une métaphysique de notre vie sensible évoquée par Bachelard et Baudelaire (cf. le sonnet Correspondances) mais aussi par P. Valéry : « Nous avons la propriété de ne pas voir ce que nous voyons mais autre chose qui s’y substitue » (56). Or, ne serait-ce pas là, précisément, tout le sens de l’art depuis la nuit des temps d’opérer un renversement, une éclipse (56) du visible recouvert (ici par l’audible) pour créer un milieu où l’intériorité nous entoure (comme l’a suggéré le poète R-M Rilke) en un sens qui n’est pas seulement propre à la musique ; car, contrairement à ce qu’affirme M. Guillot, cette « éclipse » se produit aussi dans l’art pictural, où ce que nous voyons ne vaut _ne vit_ que par ce qui nous regarde. Toutes les grandes œuvres picturales relèvent de cette relation existentielle, à commencer par l’art des icônes, emblématique de cette épiphanie du visible qui ne s’opère dans l’art pictural que lors d’une éclipse dans une sorte d’ontologie de l’invisible et de l’inaudible qui nous conduit à « ultra-voir et ultra-entendre, à s’entendre voir ». Cela m’évoque cette magnifique définition de l’éclipse donnée par Marie-Josée Mondzain à propos des icônes, et que l’on pourrait appliquer à l’écoute musicale, 

Eclipse : l’objet vu en ce lieu qu’est l’axe solaire, enténèbre le monde des formes empiriques, et s’illumine en son contour du feu qu’il cache, et dont par là-même il permet un instant de contempler l’éclat.

M. Guillot nous fait comprendre dans ce livre comment la musique, par l’absence d’images qu’elle contient, peut justement en faire naître d’autres et provoquer cette « illumination », seulement possible dans une écoute intériorisée. Celle-ci est au principe même de la poétique de G. Bachelard pour qui « la vue n’a aucune part aux images » et selon lequel le son projette des visions.  S’il est vrai que « l’homme est l’être entr’ouvert », alors le véritable auditeur de la véritable musique ne regardera pas le musicien ou l’orchestre qui joue devant lui ; il entrera dans cet univers par une porte qui, « quoique close en nous s’entr’ouvre puis s’ouvre progressivement sur l’espace intérieur de notre propre écoute » (130). Par cette belle image de la porte, objet poétique s’il en est, se termine l’essai de M. Guillot nous engageant à « faire don de nos yeux à la musique comme une offrande (et non comme un sacrifice). Quelle belle perspective d’ouverture il nous donne au terme de cet ouvrage qui est le fruit d’une recherche s’étalant sur une « ample décennie », comme en témoigne l’érudition de son auteur sur le sujet. 

Marie-Pierre Lassus