L'Effet de vie dans "Paroles" de Prévert Imprimer
Écrit par Bigaudi Bilong   
Mercredi, 24 Novembre 2010 11:04

L’effet de vie dans  Paroles de Jacques Prévert
Esquisse de contribution à l’esthétique münchéenne

par Bigaudi Bilong (Université de Yaoundé 1) et François Guiyoba (E.N.S. Yaoundé)


Introduction

Une lecture naïve du texte de Prévert intitulé « Chanson du geôlier » (1) nous a plongés dans un univers tragique, au point où nous nous sommes apitoyés sur le sort du poète, mais davantage sur celui de sa dulcinée. Pour nous, la chanson a alors pris l’allure d’une confession. Là s’est achevée la première phase de notre lecture.
 Mais, la deuxième phase de cette lecture, empreinte d’effet de vie, nous a plutôt portés d’un univers carcéral à un univers musical. Et cet univers est évoqué à partir du titre, étant entendu que la chanson évoque le tempo, lequel fait penser aussi à la musique, ce qui prouve que nous sommes effectivement en poésie, un art essentiellement musical. 

Interpellés par un texte hétérométrique ne respectant point les canons de la poésie classique, nous l’avons lu comme une chanson, intéressés aussi bien par le rythme que par le fond le l’histoire, au point où nous sommes rentrés dans la peau des principaux protagonistes.
Enfin, la dernière phase de notre lecture nous a permis d’opérer un rapprochement entre la « Chanson du geôlier» et d’autres textes, et plus précisément, des mythes, partant du postulat que tout texte est le produit d’un autre texte, et que le mythe constitue le creuset primitif de la littérature.
Si a priori le texte de Jacques Prévert laisse le lecteur indifférent, moins par la singularité de son style que par son  hermétisme de façade, il faut tout de même admettre qu’en suçant l’os jusqu’à la "substantifique moelle" (2), l’écriture prévertienne suscite un effet de vie grâce aux mythes qui le sous-tendent et qui permettent de perpétuer la littérature et la vie.


Analyse au moyen des corollaires de l’effet de vie.

Notre tâche consiste à rechercher dans le texte les faits littéraires ayant induit l’effet de vie. Pour ce faire, fidèle à la logique de Marc-Mathieu Münch, notre étude nous mènera de la cohérence à l’ouverture, en passant évidemment  par les formes, la plurivalence et le jeu de mots.

De la cohérence.

On entend par cohérence, "la force qui rassemble tous les éléments d’une œuvre dans une structure calculée pour que leur union et leur unité soient clairement repérables. […] toute œuvre réussie se définit comme un système de forces en circulation allant du tout à chaque élément, de chaque élément au tout, et d’un élément à l’autre" (3).

Emportés  par l’air émouvant du poème, nous sommes frappés par les premiers vers : "où vas-tu beau geôlier/Avec cette clé tachée de sang/ Je vais délivrer celle que j’aime/ s’il en est encore temps" (4) . Et  c’est là qu’intervient le suspens, parce que notre respiration se coupe, et la question est de savoir où est enfermée la bien-aimée, pourquoi la clé est-elle tachée de sang. Heureusement, le suspens n’est que de courte durée. L’auteur lui-même explique cet état de chose : "Et que j’ai enfermée/ Tendrement cruellement/ Au plus secret de mon désir/ Au plus profond de mon tourment" (5) . À ce moment encore, une autre question taraude notre esprit : pourquoi la bien-aimée a-t-elle été embrigadée ? Et la réponse est toute trouvée : c’est à cause des mensonges de l’avenir et des bêtises des serments. Dès lors, il faut la délivrer, il faut qu’elle soit libre ! Et voilà, le mot est tout lâché : liberté. "Je veux qu’elle soit libre/ Et même de m’oublier/ Et même de s’en aller/ Et même de revenir/ Et encore de m’aimer/ Ou d’en aimer un autre/ Si un autre lui plaît" (6).  À ce niveau, nous avons tiqué quelque peu. Au vu des sévices  infligés à la femme,  l’homme paraît prêt à lui octroyer une liberté quasiment sans limites. Il lui laisse ainsi l’opportunité de choisir elle-même son compagnon, quel qu’il soit, et peu importe si lui-même court le risque d’être évincé. Seul le plaisir de cette femme compte, non pas la volonté du mari, conscient qu’il ne lui plaît pas, de la garder jalousement pour lui.

Cependant, conscient aussi du fait qu’il risque de sombrer dans la solitude, il envisage un refuge : "Et si je reste seul et elle en allée/ Je garderai seulement/ Je garderai toujours/ Dans mes deux mains en creux/Jusqu’à la fin des jours/La douceur de ses seins modelés par l’amour" (7) . Cette conclusion indique que la séparation, à l’image des autres séparations, ne pourrait survenir sans heurt. Pourtant c’est l’idéal, car la conscience de l’homme le lui dicte, même s’il va en souffrir. Et pour éviter le chagrin, il n’aura qu’à se remémorer les bons moments passés, la jouissance sensuelle.

Des formes

Sur le plan du rythme, nous pouvons dire de ce texte qu’il est irrégulier, conséquence de ses vers hétérométriques, mais surtout qu’il est rapide, avec en moyenne huit pieds par vers, hormis le dernier vers qui en compte douze : un alexandrin classique, caractérisé par quatre mesures. Cette rupture manifeste du rythme à la fin du poème exprime une certaine langueur, avec la satisfaction du devoir accompli et le désir d’immortaliser les instants d’intimité antérieurs, des instants qu’on devrait garder en souvenir quand bien même la bien-aimée s’en irait avec quelqu’un d’autre.

L’originalité de ce texte tient à un contraste, un paradoxe : le poète-chanteur prend conscience qu’il fait souffrir sa dulcinée. Mais il a aussi conscience qu’en lui octroyant la liberté, il souffrirait si elle s’en allait, d’où la volonté de la libérer : "Je veux qu’elle soit libre" (8), en même temps que subsiste un désir de la conserver : "Je garderai seulement/ je garderai toujours/ Dans mes deux mains en creux, Jusqu’à la fin des jours/La douceur de ses seins modelés par l’amour". Peut-être inconsciemment, Prévert met à rude épreuve la théorie freudienne de la personnalité, qui intègre le ça, le moi et le surmoi. Et, visiblement, il a d’abord été dirigé par le moi, mais fort heureusement, le surmoi a surgi, parce qu’on ne peut faire souffrir sciemment quelqu’un qu’on dit aimer, sinon, on serait un sadique.

De la plurivalence

Münch définit la plurivalence comme "l’ensemble des procédés littéraires capables de disperser la chose dite dans toutes les facultés de l’esprit (9)." Car "en littérature, le langage du sens s’enrichit d’un langage des sens qui habilement réalisé, crée un effet de dispersion dans la psyché. Au sens abstrait, elle associe le nombre de sons, de caractères de l’écriture et plus généralement du corps. L’association réalisée ne fonctionne pas sur le modèle jakobsonien qui renvoie au signifiant/signifié, mais sur celui de la polyphonie qui fait entrer simultanément deux ou plusieurs voix dans l’esprit." (10)

Pour l’auteur de L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, le mot est pour l’artiste littéraire plus qu’un signe linguistique saussurien. C’est un matériau auquel l’artiste donne littéralement vie en le façonnant de manière à en oblitérer le caractère arbitraire de sa relation avec ce qu’il représente. C’est en ce sens que le théoricien de l’effet de vie estime que "Si la littérature commence comme tout discours, elle finit tout autrement. Pour elle, le signe n’est pas arbitraire […]. [Pour l’écrivain] le signe renvoie à son propre concret. C’est un objet, et parfois un être vivant. Pour lui, le mot descend de l’abstraction du lexique  et sort de la platitude des images du dictionnaire pour entrer dans l’univers concret des êtres et des choses. Et là, il dit sa vie. Le mot, l’écrivain l’aime ou le hait, le recherche ou l’éduque, l’apothéose ou le pervertit. Il y mord comme dans un fruit, le caresse comme un corps, le mange, le vomit, l’exalte ou le fait souffrir avec férocité. Pour lui, grenouille ne renvoie pas seulement au concept et à une image plate, mais aux sonorités, au rythme, au timbre dont il est constitué sans oublier les connotations." (11)

En effet, la plurivalence qui implique un recours au concret prédisciplinaire et au concret verbal peut se vérifier dans notre corpus. Le texte  Chanson du geôlier part d’un fait concret, à savoir le mariage, reconnu et célébré aux quatre coins du globe. Et par la convocation de plusieurs sens, Prévert ne manque pas d’émouvoir. Évidemment, la poésie est faite pour être chantée, déclamée. Et le lecteur est bien servi, lui dont l’ouïe est abondamment sollicitée tout au long du texte, à commencer d’ailleurs par le titre qui met déjà ce sens en éveil :  « chanson du geôlier » prépare à écouter une mélodie, et notre horizon d’attente se trouve très vite  désaxé par l’évocation d’une "clé tachée de sang". Nous qui pensions, sans doute à tort, pouvoir écouter une romance,  nous sombrons dans une sorte de complainte, de récrimination. C’est que le terme « beau », a priori, nous a fait penser à quelque chose de magnifique, à un air laudatif. Ce n’est que la proximité de "geôlier" qui nous a intrigués, nous amenant à nous départir de cette représentation.

Pas même le goût n’échappe à la lecture, bien que ce soit au plan symbolique essentiellement. Car, en effet, l’expression  "si un autre lui plaît"  réfère à un homme, comme qui dirait, du goût de la femme !

Enfin, sans doute le plus interpelé de tous les sens, le toucher apparaît comme essentiel ici : "Tendrement […] je garderai seulement / Je garderai toujours/dans mes deux mains en creux/ La douceur de ses seins modelés par l’amour", toutes choses qui traduisent une certaine sensualité, une volupté certaine. N’est-ce pas la manifestation du génie de l’auteur ?

Assurément, le symbole le plus important de notre texte est le « sang », dont la symbolique nous plonge dans un environnement de souffrance, de violence,  voire de mort.

Ce qui signifie que l’amour n’est pas sans entretenir un lien étroit avec la souffrance et la mort, dans la mesure où l’on peut tuer par jalousie, tuer en voulant posséder.

Ainsi, à lire « Chanson du geôlier », on serait porté, dans un premier moment, à penser qu’il s’agit d’un récit mettant en scène un véritable geôlier. Cependant, il faut puiser non seulement dans son intellect, mais encore, pénétrer dans les méandres de la littérature et par ricochet de la mythologie pour notre cas, pour comprendre que le terme geôlier est utilisé ici dans un sens métaphorique, et que ce texte est une satire du mariage, et qu’il n’est pas sans rapport avec le mythe de l’androgyne.

Du jeu de mots

La littérature est d’abord un jeu, même si ce jeu présente des enjeux, car bien que la littérature soit pour certains un moyen d’exorciser les maux, cela ne saurait occulter sa valeur ludique, surtout que "L’œuvre d’art littéraire réussie est celle qui a le pouvoir de créer dans l’esprit d’un lecteur-auditeur un effet de vie par le jeu cohérent des mots" (12). C’est dire que le jeu de mots se rapporte à la création des formes, à la combinaison de tous les aspects du mot que sont les sonorités, les accents, les rythmes, les sens et les connotations contenues dans les mots. Dans la « Chanson du geôlier », l’auteur fait usage de mots ordinaires, mais dans un assemblage plutôt extraordinaire.
 

Aux niveaux phonémique et phonétique, la classification des récurrences sonores en fonction de leur pertinence et de leur pouvoir suggestif en tant que mode de construction de la signifiance, participent de la valeur conceptuelle des signes poétiques en intégrant le son, les jeux sonores et la prosodie dans une procédure globale de production du texte, lequel est bâti essentiellement sur trois sons. Avec trente cinq occurrences pour [e], dix-huit pour [d] et dix-sept pour [s]. Le son vocalique [e] fait de ce poème une véritable chanson, avec un accent plutôt ténu et léger, qui réfère à un bruit clair, un murmure, toutes choses qui font penser que la «Chanson du geôlier » est un hymne à la clarté, mieux à la liberté. Le son [s] avec dix-sept occurrences évoque le bruit émis par de l’air en mouvement, mais alors un mouvement quasi- supersonique, à cause de l’urgence à libérer la bien-aimée que l’on n’est pas sûr de retrouver en vie.
 

De plus, en multipliant le son [mã], le poète s’inscrit en faux contre la profération des serments d’amour et de fidélité, car, pour lui, il s’agit de "mensonge" (13). Le fait que ce son revienne plusieurs fois traduirait un ras-le-bol contre celui qui « ment  de manière tendre et cruelle » ("tendrement cruellement") (14). On le voit donc, des mots ordinaires se chargent de connotations et illustrent à suffisance le côté ludique de la littérature. C’est à ce même jeu que participent les répétitions et autres figures de style.

Parlant des images et des figures de style, il faut admettre que ce poème en foisonne. En commençant par le titre, nous avons "geôlier" (15) qui n’est rien d’autre qu’une métaphore du mari dominateur, le mari qui traite son épouse comme le ferait un garde-prisonnier face à une détenue, avec des paradoxes manifestes, des oxymorons qui cachent mal le malaise du chanteur: "beau # geôlier ; beau # clé tachée de sang ; tendrement # cruellement" ; et surtout une atmosphère de terreur due aux sévices que subit la bien-aimée. La femme est ainsi victime de sévices non seulement physiques, mais aussi psychologiques. Cette "clé tachée de sang" (16) en est une preuve patente. Et la clé ayant servi à enfermer pourrait tout aussi bien servir à libérer, car visiblement, la bien-aimée que le geôlier a enfermée "tendrement cruellement"(17) ne peut pas s’épanouir, à cause des mensonges de l’avenir et des bêtises des serments (18). Ces  métaphores font référence aux vœux d’amour et de fidélité prononcés par les époux lors de leur hyménée, des vœux qui sonnent ipso facto le glas de la liberté de la femme. De là viennent la détermination et la volonté farouche du poète de restaurer la liberté qui n’aurait jamais dû être hypothéquée, et cela transparaît dans les diverses répétitions : "Je veux la délivrer / Je veux qu’elle soit libre…"(19) L’auteur fait si abondamment recours aux images dont l’enchevêtrement  transporte le lecteur dans une atmosphère hyper-sensuelle, et mieux, une véritable allégorie de l’amour-passion.

De l’ouverture.

L’ouverture, trait distinctif de l’effet de vie en tant qu’invariant littéraire, fait appel à l’accessibilité de l’œuvre à la diversité des lecteurs. Dans cette logique, l’œuvre littéraire n’a plus de frontières, et quelque lecteur que ce soit devrait pouvoir s’y reconnaître, parce qu’elle parle tout simplement de la vie. "Une œuvre ne peut réussir un effet de vie un peu profond que si elle a le pouvoir d’entraîner la collaboration particulière d’un esprit individuel. On se demande depuis toujours pourquoi une même œuvre plaît à des lecteurs très différents et pourquoi d’autres n’ont qu’un public restreint, toujours le même. C’est que les grandes œuvres, celles qui traversent les siècles et les frontières, ont un génie que les autres n’ont pas. L’ouverture est un des éléments les plus importants de la valeur esthétique des œuvres." (20)

Et la « Chanson du geôlier » est un texte présentant une grande ouverture, dans la mesure où il traite d’un problème universel et atemporel : le mariage. Aussi, pouvons-nous établir un parallèle entre la « Chanson du geôlier » et quelques mythes. Car, les récits mythiques, depuis l’aube des temps, n’ont cessé d’alimenter et d’enrichir la mémoire culturelle des peuples, qu’ils soient de civilisation orale ou écrite.  L’on peut noter d’ailleurs que nombre de penseurs s’y sont consacrés, à l’image de Bachelard et Eliade.

En effet, Bachelard insiste surtout sur l'universalité et l'atemporalité du mythe, lequel confère de ce fait à la rêverie personnelle et subjective, une valeur objective. De la sorte, cette rêverie peut figurer parmi les plus grandes qui ont depuis toujours hanté l'humanité, et qui  apportent  un surcroît de compréhension des œuvres et de bonheur au lecteur.

Pour  Mircea Eliade, le mythe s’entend avant tout comme récit, récit qui a d'abord été oral, puis a été fixé par l’écriture. Par conséquent, le caractère diégétique est important : le mythe raconte une histoire. Cette histoire    
"implique de celui qui la dit comme de celui qui l'écoute (ou de celui qui l'écrit et de celui qui la lit) une   croyance, qui était, à l'origine de nature religieuse. Au fil du temps, la croyance a pu changer de nature : mais il suffit de songer à la manière dont on entre dans un livre, ou un film, pour comprendre que là aussi est à l’œuvre une forme de croyance, qui atteint évidemment sa dimension la plus forte quand on «entre» en poésie." (21)
Le mythe cherche à résoudre une question essentielle et existentielle pour l'homme, que la logique ne peut résoudre.

 C’est dans cette perspective que l’on peut évoquer le mythe de l’androgyne, selon lequel l’Homme est le descendant d’un être primitif ayant les attributs mâles et femelles.  À la suite d’un différend avec Zeus, l’androgyne fut divisé en deux individus dont la recherche de leur antique nature est à la base de l’amour, un amour réassembleur. Héphaïstos, le dieu-forgeron, leur procurera ainsi la bague leur permettant de rester ensemble dans  le partage de la jouissance sensuelle, de rester unis même après la mort, et ce, par le truchement du mariage, qui leur permettrait de joindre l’être aimé, de se fondre avec lui, et ainsi, de deux êtres qu’ils étaient, en devenir un seul. C’est l’univers "synthétique" (22). Cependant, en voulant retrouver l’équilibre d’antan, l’homme est amené souvent à faire souffrir sa dulcinée. Inversement, la femme est -dit-on- miel et fiel. Ce qui démontre l’ambivalence de l’amour, qui est à la fois joie et tristesse, charité et égoïsme, don de soi et sacrifice d’autrui, voire, vie et mort, car, les hommes sont comme deux mains sales : l’une ne se lave que par l’autre.
 Cette absence d’alternative pour l’un et l’autre serait à la base de la discorde entre les protagonistes de la «Chanson du geôlier ». Il n’y a pas si longtemps de cela, les us et coutumes sociétales aidant, la femme apparaissait souvent comme une simple victime, du moment où son avis n’était pas souvent requis. Ce qui pourrait faire assimiler son mariage à une prison.  Mais Prévert, fidèle à sa logique iconoclaste, suggère de restaurer une alternative à la femme. Si elle n’aime plus son compagnon, il faudrait qu’elle ait la possibilité, mieux, la liberté de le quitter, et donc "d’aimer un autre" (23). Ne rien faire par contrainte, ne point contraindre, est la double leçon de cette « Chanson du geôlier », qui nous replonge dans une espèce de dilemme cornélien, où le « geôlier » est partagé entre la « passion » amoureuse  qui aiguise son instinct de conservation, et le «devoir » de libérer sa dulcinée qui semble en prison. Dès lors, "Le moyen pour notre espèce de parvenir au bonheur, ce serait, pour nous, de donner à l'amour son achèvement, c'est-à-dire que chacun eût commerce avec un aimé qui soit proprement le sien" (24). Il apparaît donc que le texte de Prévert fait montre d’une ouverture certaine, dans la mesure où il pose un problème atemporel dont l’universalité n’est plus à démontrer.

Conclusion

En somme, la « Chanson du geôlier » est un texte pouvant a priori susciter de l’indifférence. On le perçoit à travers le style quasi-hermétique de Prévert, une enfreinte systématique à la doxa, et surtout la propriété nihiliste et blasphématoire de cette écriture. Cependant, une lecture faite au niveau nouménologique démontre que ce texte n’est pas sans rapport avec les récits antiques, tel que le mythe de l’androgyne. Le texte prévertien remet au goût du jour le problème atemporel du mariage, et par ricochet, celui de l’amour entre l’homme et la femme. Or, ceux-ci se posent dans toutes les sociétés, et sont déjà soulevés dans le mythe de l’androgyne, qui tente d’apporter une explication sur l’origine même de l’amour. L’on peut ainsi se rendre compte que, consciemment ou non, Prévert perpétue un mythe, bien que celui-ci soit décadent. Transporté qu’il est dans un univers créé de toute pièce par la virtuosité d’un artiste au talent on ne peut plus enchanteur, le lecteur compétent peut ainsi ressentir un lien étroit entre ce texte, le mythe de l’androgyne, et la vraie vie ! Aussi bien le décor que les personnages, nonobstant une lecture superficielle ou un style hermétique pouvant susciter de l’indifférence, participent  à la création d’une nouvelle vie, ce qui fait de Prévert un démiurge.

Notes
1.    J. Prévert, Paroles, Paris, Gallimard, 1949, p. 185-186.
2.    Rabelais, Gargantua, Prologue, 1534.
3.    M.-M. Münch, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Champion, 2004, p. 259.
4.    Op. cit.
5.    Ibid.
6.    Ibid.
7.    Ibid.
8.    Ibid.
9.    Op. cit., p. 164.
10.    Ibid., p. 172.
11.    Ibid., p. 47.
12.    Ibid., p. 38.
13.    Op, cit., p. 185.
14.    Ibid.
15.    Op. cit.
16.    Ibid.
17.    Ibid.
18.    Ibid.
19.    Ibid.
20.    Ibid. p. 36.
21.    M. Eliade, cité par P. Brunel, in Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, Presses universitaires de France, 1992. Cf hhttp://fabula.org/atelier.php page consultée le 31 décembre 2009.
22.    Cf, G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
23.    Op. cit.
24.    Cf  Platon, Le Banquet, in http://fr.wikipedia.org, page consultée le 31 décembre 2009.