A propos du Jeu d'Orchestre PDF Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Jeudi, 17 Décembre 2015 19:29

A propos du Jeu d’Orchestre et de la recherche-action.

Réflexions d’un chercheur en sciences humaines

 

La planète terre est menacée par des armes surpuissantes, par le réchauffement climatique, par d’innombrables conflits et plus généralement par l’égoïsme  de dirigeants qui ne voient pas, qui ne veulent pas voir, l’injustice du système dominant.

En revanche, heureusement, un grand nombre d’observateurs lucides, de bénévoles, d’associations ont pris la mesure de la situation réelle et s’efforcent d’ouvrir les yeux des responsables sur les dangers courus.

Rien ne prouve encore, à l’heure actuelle, que l’humanité réussira à penser, à gérer, à créer un monde plus juste, moins dangereux et moins ivre de pouvoir et de richesses inutiles.

J’étais plongé dans ces pensées très actuelles, lorsque j’ai découvert la recherche-action dans Le Jeu d’Orchestre. Recherche-action en art dans les lieux de privation de liberté, publié aux éditions du Septentrion par Marie-Pierre Lassus, Marc Le Piouff et Licia Sbatella, en 2015. Cette lecture a déclenché chez moi, chercheur en sciences humaines formé par l’université française des années cinquante, de profondes réflexions.

Certes, je ne suis pas encore assez versé en recherche-action pour donner ici un compte rendu scientifique des différents articles de ce livre fascinant mais je me suis honnêtement efforcé d’imaginer, comme si j’y étais, les ateliers de pratiques artistiques participatives en prison. J’y ai été poussé d’autant plus que je n’arrivais d’abord pas du tout à imaginer qu’ils pouvaient réussir. Oui, comment imaginer que des actions artistiques courtes, forcément, dans un milieu carcéral où déjà la société se sert de la privation de liberté pour punir et séparer, puissent améliorer l’état d’esprit et favoriser la réinsertion future des détenus.

Pourtant, j’ai bien dû me rendre à l’évidence, que « ça marche » comme le disent par exemple les détenus et les gardiens eux-mêmes. Avant de dire ce que je pense avoir compris du « pourquoi ça marche », je veux m’arrêter sur la problématique qui est, en l’occurrence particulièrement difficile à mettre au point.

Le Jeu d’orchestre est, en somme, comme un logiciel complexe combinant

1 des données innombrables et contradictoires,

2 un programme lourd car devant s’auto-améliorer

3 en vue d’un mieux être des individus et de la société.

 

Pour préciser cette vue cavalière, disons que la recherche-action du Jeu d’Orchestre comprend d’abord un riche creuset humain. On y trouve donc tout l’humain avec ses désirs, ses espoirs, ses haines, ses passions, ses souffrances, ses folies. Viennent ensuite toutes les rigidités des institutions, puis toutes les bonnes volontés et les connaissances des intervenants, enfin la science et l’amour de la recherche des chercheurs. Et je n’oublie pas la question des moyens matériels ni celle du temps.

 

Tous ces éléments interagissent entre eux. La lecture attentive du Jeu d’Orchestre m’a persuadé qu’il faut en permanence que le chercheur-participant ait conscience de ce qui est précisément en jeu à chaque instant « T ». Il ne faut pas, par exemple, qu’une dispute entre deux participants ou un problème matériel soit traité en perdant de vue l’ensemble de l’action qui va du détail en question au but ultime du mieux-être des humains. Cela demande une attention multiple, une présence d’esprit multifocale dont la recherche académique n’a guère la pratique, habituée qu’elle est à bien séparer les problèmes. De même qu’un chef-d’orchestre sait que telle nuance des violons à la mesure 208, ou la qualité du son du premier cor  dans tel autre passage rejaillit sur toutes les autres notes du morceau (mais oui !), sans exception, la recherche-action est au centre d’un phénomène complexe où toutes les « notes » interfèrent.

 

Mais notre logiciel  n’a pas que des données multiples, il a aussi un programme, c’est-à-dire un projet de déroulement des activités. Là, il semble bon de donner un nom aux différentes phases du jeu d’orchestre, depuis la préparation jusqu’aux debriefings finaux en passant par l’arrivée, l’installation, les mouvements, le et les jeux etc., sans oublier la prise d’archives qui servira après coup à la compréhension et à la mesure à long terme du bénéfice de l’opération.

 

L’une des principales difficultés du programme est sa nécessaire plasticité. Comme tout système vivant qui s’auto-répare et s’adapte à l’environnement, il faut qu’il puisse s’améliorer en cours d’expérience. Le logiciel comportera donc une rubrique de mesures-bilans et des instantanés permettant de voir, dans le cas du jeu d’orchestre, non seulement comment les détenus ont mieux vécu leur épreuve carcérale et comment ils ont mieux réussi leur ré-insertion, mais les progrès que la société elle-même en a tiré.

 

La recherche-action désigne donc bien, comme tous les contributeurs le soulignent dans le Jeu d’Orchestre, un lieu, un projet et un programme dans lequel les observés, les observants, les bénéficiaires et les chercheurs interagissent continuellement, non pas comme en politique où chacun défend ses intérêts mais parce que l’intérêt de chacun est créé par celui de tous. De même que la nuance de la mesure 208 rejaillit sur toutes les notes de la partition, elle reçoit sa valeur de l’effet de vie global de la partition.

 

Je n’oublie pas ma problématique. Il est clair maintenant que les travaux de recherche-action doivent la soigner tout particulièrement. Elle doit dominer tout le logiciel jusque dans les moindres détails. Comme les notes d’une partition, le moindre paragraphe d’un travail de recherche se doit d’être relié à tous les autres. Et le plan du travail doit être conçu en fonction de cette exigence qui structure les moyens d’améliorer le fonctionnement d’un système.

 

Si je cherche maintenant à répondre à la question du  « pourquoi ça marche », je pense avoir tiré des articles du Jeu d’Orchestre deux conclusions, du moins dans l’état actuel de ma quête. La première concerne l’art en tant que tel. Les activités participatives réalisées en Région Nord-Pas de Calais, mais aussi les expériences faites au Venezuela, en Espagne et en Italie semblent bien montrer que l’art est capable de créer un effet de vie. On réduit trop souvent, de nos jours, l’art soit à un divertissement, soit à une culture : il est beaucoup plus, il est un moyen de se construire heureux. Grâce aux expériences de vie qu’il octroie, grâce à sa capacité à mettre en effervescence, en bouillonnement,  toutes les facultés du corps-esprit-cerveau, il donne à chacun une expérience vécue de son propre moi, ainsi qu’une quasi-expérience de ses rapports avec l’autre et avec le monde. Ce trésor facilite ensuite les choix qu’on fait dans la vraie vie.

 

Ceci dit,  comme Le Jeu d’Orchestre le montre admirablement, les interventions participatives de  musique en prison exigent des adaptations spécifiques ainsi qu’un rôle particulier du chef-d’orchestre et des instrumentistes. Mais à ce stade de la réflexion, il est clair que la musique seule, en tant qu’art, ne suffit pas à expliquer « comment ça marche » en prison.

 

Il m’a semblé d’abord que le jeu d’orchestre fonctionne parce qu’il met les détenus dans un monde, -l’orchestre de musique classique- où ils oublient tout ce qui fait leur quotidien, un monde dans lequel ils peuvent repartir à zéro et ceci à côté de personnes non incarcérées qui sont elles aussi en face d’un monde inconnu. C’est leur commun non savoir, leur commune virginité qui rend la rencontre humaine possible.

 

Il m’a ensuite semblé que le concept capital est celui de « milieu » développé par Marie-Pierre Lassus. Le jeu d’orchestre crée un « milieu » où l’on est soi-même et en même temps avec les autres. Un milieu qui permet la création de soi et dans le même mouvement celle d’un monde, voire du monde. Un lieu bénéfique entre le monde et le sujet. Tous les orchestres commencent toujours par s’accorder afin de découvrir un monde où règne le « non-savoir » cher à Bachelard. En somme, le détenu expérimente sans y penser d’abord -et c’est capital- que l’on peut toujours repartir, recommencer une nouvelle vie.

 

En conclusion, je veux développer quelques réflexions très générales sur la recherche-action. Elle ouvre d’immenses perspectives aux sciences humaines. Au XIXe siècle, les sciences humaines se sont constituées principalement par rapport au modèle des sciences exactes. Un esprit rationnel et extérieur aux phénomènes devait se poser une question précise, puis proposer une hypothèse de travail et ensuite rassembler un corpus de documents pour confirmer ou infirmer son hypothèse qui pouvait aussi, le cas échéant, être reformulée. Mais là s’arrêtait le modèle efficace des sciences exactes. En effet les sciences humaines ne pouvaient pas certifier leurs démonstrations par la preuve de l’expérimentation. Il en résultait forcément une mise en cause des sciences humaines parce que c’était forcément un esprit subjectif qui avait travaillé et qui, de plus, était pris dans un discours qui ne collait pas à la réalité, mais présentait déjà une interprétation du monde.

 

Or, la recherche-action apporte aux sciences humaines ce qui leur manque, la confirmation d’une expérimentation. Il ne s’agit pas bien entendu d’expérimentations scientifiques dans lesquelles on modifie en laboratoire les conditions, les doses, les chaleurs etc., cela n’est pas possible en sciences humaines. Il ne s’agit pas non plus de chercher et de trouver des vérités absolues, divines ou métaphysiques.  Il ne s’agit que de vérités partielles mais utiles dans le petit bout d’univers où nous sommes nous et notre bonheur en interaction avec notre environnement. Mais cela, au moins, est alors possible à condition que les chercheurs ne visent plus tant de connaître en  Vérité ce qu’ils étudient, que d’améliorer l’existant.

 

D’une manière tout à fait générale, la pensée humaine s’est trop préoccupée de Vérité avec « V » majuscule et pas assez de bonheur, fût-ce avec un petit « b » ! Comme la place me manque, je me bornerai au cas de la pédagogie qui fut aussi mon métier. Les professeurs de ma génération n’ont eu, en France du moins, aucune formation pédagogique. Tout au plus pouvaient-ils bénéficier de conseils d’inspecteurs qui « savaient » la vérité et qui « avaient » le pouvoir.

 

Et s’ils « savaient » la vérité, c’était parce qu’ils concevaient la connaissance sur le modèle des sciences exactes, c’est-à-dire comme une série de vérités opposées à une série d’erreurs, comme un clavier de notes justes en opposition aux fausses notes. Ils n’avaient pas le sens de la relativité. Moyennant quoi, on a réduit, par exemple, pendant de longues décennies tout l’enseignement de la littérature à de l’histoire littéraire qui n’en est qu’une petite partie. Puis vint le temps, je n’insiste pas, on me comprend, de la linguistique, de la sémiologie, de la stylistique  qui sont également partielles.

 

Qu’on imagine maintenant à la place une recherche-action. On aurait mis dans le logiciel non seulement les élèves, les professeurs, les parents et l’institution, mais les écrivains et, au sommet, toute la société.  On aurait alors été obligé de se demander si le but de l’enseignement de la littérature (ou des mathématique ou des langues ou de la géographie…)  était vraiment d’obtenir une hiérarchie de notes   pour sélectionner la hiérarchie d’une élite.

 

Je rêve du professeur de lettres qui testerait avec ses élèves et avec tout son entourage  différentes « explorations de textes » en partant de la lecture naïve de ses élèves. Qui ne se préoccuperait pas des notes mais de noter des épanouissements, des ouvertures d’esprit, des effets de vie et des prises de conscience. Qui saurait revenir en arrière, repartir dans une meilleure direction et suivre sur plusieurs années le devenir de ses élèves.

 

Tout cela n’est-il pas  dès à présent accessible à la recherche-action ?

 

Marc-Mathieu Münch